« Une assemblée de chats pour discuter du bien-être des rats... » J'ai entendu cette expression lors d'une assemblée de l'Union africaine où les dirigeants, à peu près tous des hommes, discutaient des droits des femmes. Et cette image m'est revenue à l'esprit au cours du débat récent sur le port du niqab.

Une élection est l'événement par excellence pour une démocratie d'exprimer le consensus de la majorité. Ce consensus n'est rien d'autre que l'amalgame d'intérêts multiples qui convergent autour d'un parti politique ou d'un de ses représentants.

La réflexion politique qui mène au vote est rarement altruiste, et les candidats ne font guère appel à des sentiments désintéressés, sauf parfois en matière de politique étrangère, par exemple, comme lors d'un appel humanitaire. Les questions qui interpellent les électeurs sont généralement de deux natures : celles qui relèvent des intérêts concrets, locaux et immédiats, et les grandes questions, dont l'impact est souvent plus symbolique qu'autre chose, comme les questions identitaires.

La fameuse question du port du niqab lors de la prestation de serment au cours d'une cérémonie de citoyenneté est de cette nature. Quelquefois, et c'est le cas ici, cette question est rassembleuse. Elle génère un consensus majoritaire écrasant. Dans une telle assemblée de chats, les rats en prennent pour leur rhume.

Par une majorité moindre, je pense, mais également importante, les Québécois sont fiers de leur système de protection des droits fondamentaux.

Nous nous identifions aux grandes libertés protégées par les chartes, canadienne ou québécoise. Mais soyons clairs : il nous est plus facile de défendre la liberté d'expression, comme dans le cas de Charlie Hebdo, quand son contenu ne nous dérange pas beaucoup.

Nous sommes plus chatouilleux sur la liberté de religion. Pas étonnant, la nôtre ne nous ayant pas toujours très bien servis. Mais il n'est pas nécessaire d'admirer les préceptes véhiculés par les Témoins de Jehovah, par exemple, pour se féliciter de la protection que leur ont accordée les tribunaux canadiens à l'encontre des efforts du régime Duplessis pour les réprimer.

La loi fédérale actuelle permet le port du niqab lors de la prestation du serment de citoyenneté. Le gouvernement Harper a eu toute la liberté de changer cette loi pendant son dernier mandat majoritaire. S'il l'avait fait, il est possible que les tribunaux aient été appelés à se prononcer sur la constitutionnalité d'une loi restreignant la liberté de religion. Il n'est pas nécessaire de supputer sur l'issue d'une telle hypothétique contestation judiciaire, qui n'a encore jamais eu lieu. Il suffit de rappeler que la constitutionnalité d'une loi ne dépend pas de sa popularité.

Au contraire, la fonction des tribunaux en matière constitutionnelle est de protéger les droits des minorités souvent impopulaires contre l'expression des voeux de la majorité. Par exemple, dans le cas du droit de vote des prisonniers. Et cette protection est une de ces valeurs que nous disons chérir parce que nous avons choisi de vivre dans une démocratie constitutionnelle, c'est-à-dire une démocratie où la majorité s'est imposé des limites quand les droits individuels fondamentaux sont en jeu.

Bref, si cette élection nous interpelle dans nos valeurs identitaires les plus profondes, nous aurions intérêt à se rappeler que nous sommes, individuellement et collectivement, beaucoup plus menacés par l'érosion des droits fondamentaux garantis par la constitution et protégés par les tribunaux, que par la dissidence exprimée par des femmes voilées, qu'elles le soient par choix ou par soumission. Et sur cette dernière question, il est d'une arrogance étonnante de prétendre que le port du niqab est l'expression de la soumission ou de la subjugation des femmes musulmanes. Comme si l'islam avait le monopole de l'inégalité envers les femmes.

Et si le port du niqab n'est probablement pas toujours le résultat d'un véritable libre choix, il est tout aussi vrai que certaines jeunes femmes en ont fait l'expression de leur affirmation personnelle comme minorité même à l'encontre de leur famille ou de leur communauté, et que ce geste représente de leur part une action très courageuse.

Quant au caractère particulier de la prestation de serment pour acquérir la citoyenneté canadienne, je comprends le malaise des Canadiens qui attendent des nouveaux venus un geste de loyauté envers nos valeurs.

Devenir Canadienne en affirmant son individualité ne devrait pas être compris comme un geste de mépris, bien au contraire. Mise à part la question technique de l'identité de la personne, qui ne se pose pas, c'est plutôt un geste de confiance dans l'acceptation de la différence qui a toujours fait la réputation du Canada comme terre d'accueil.

Les femmes qui se vêtent en conformité avec leurs croyances religieuses peuvent nous surprendre et même nous choquer. Mais nous devrions être plus préoccupés par les hommes qui les frappent dans la rue. Car eux représentent une menace réelle pour chacune d'entre nous et leurs actions lâches ne sont protégées par aucun droit ni aucune valeur.

Indignons-nous pour les bonnes raisons.