Chaque jour, nous soignons des patients atteints de maladie chronique (diabète multicompliqué, insuffisance rénale, insuffisance cardiaque, emphysème, etc.) et hospitalisés à répétition.

Nos patients, en majorité, ne sont pas atteints de maladies aussi définitives qu'un cancer en phase terminale. Notre quotidien, c'est la vieille dame qui s'étouffe en mangeant et qui fait des pneumonies d'aspiration. C'est le monsieur âgé dont la valve aortique ouvre mal et qui est hospitalisé pour un troisième épisode d'oedème pulmonaire dans la dernière année. C'est la dame diabétique, mal contrôlée de longue date, dont tous les organes sont affectés, et c'est le monsieur hémiplégique qui présente une infection de sa plaie de siège.

Nous rencontrons régulièrement des patients très âgés ou très malades qui n'ont jamais réfléchi à la mort, qui tombent des nues lorsqu'on leur demande de s'exprimer à ce sujet. Dans le jargon médical, on appelle cela « discuter du niveau de soins ». Cette discussion a lieu de façon presque systématique lorsqu'un patient est admis sur une unité d'hospitalisation.

Dans une première étape, nous demandons au patient s'il désire être réanimé s'il devait faire un arrêt cardiaque.

Déjà, plusieurs personnes âgées se sentent complètement bousculées par cette question et n'ont pas les ressources pour y répondre.

Imaginez alors tenter de tenir cette conversation lorsque ce patient est d'origine italienne, ukrainienne ou libanaise, ne maîtrise pas notre langue, qu'on doive impliquer la famille (avec ses propres a priori) pour la traduction et lorsque, de par sa culture, ce patient s'attend à une attitude beaucoup plus paternaliste de la part de son médecin !

Selon la situation, nous présentons aussi au patient l'option de ne pas le traiter de façon active, mais plutôt de viser à le soulager (soins de confort). Il faut voir l'incrédulité, le choc et l'incompréhension dans le regard de certains de nos patients, souvent parmi les plus malades. Quand nous voyons cette expression sur leur visage, nous savons par expérience qu'il faut passer à un autre sujet...

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Avec le vieillissement de la population et la chronicisation de plusieurs maladies, l'unité des soins intensifs est en voie de devenir une unité des « soins intensifs gériatriques ».

Les soins intensifs, c'est aussi l'illustration la plus éloquente de la résistance de certaines familles à admettre l'inéluctable. Plusieurs patients qui s'y trouvent ne sont plus en mesure de s'exprimer, et certains séjours se prolongent pour permettre à la famille de cheminer. Parfois, nous devons nous battre pour tenter de faire entendre raison à des proches qui exigent qu'on poursuive les traitements, si futiles soient-ils. Nous nous épuisons dans des rencontres familiales interminables. Nous devons aller à l'encontre de nos propres convictions et maintenir des soins actifs dans des dossiers où tout le personnel soignant s'entend qu'il s'agit d'acharnement.

Dans un éditorial récent, Ariane Krol parlait de la réticence de certains médecins à proposer la sédation palliative et de leur méconnaissance des enjeux liés à l'utilisation de cette pratique. Nous pensons que ce n'est que le reflet d'une attitude de la société tout entière. Questionnez un patient d'origine antillaise sur ses antécédents familiaux, il vous répondra : « Mes parents sont morts de cause naturelle. » Comme la simplicité de cette réponse est rafraîchissante ! Dans nos sociétés modernes, on semble avoir oublié que la mort est un phénomène naturel, une finitude.

Le corps médical a certes un rôle important à jouer pour une fin de vie éclairée. Nous devons continuer à prendre le temps de discuter avec les patients et leur famille. Nous devons les guider, les aider à établir des balises, et mettre certaines limites.

Mais surtout, il va falloir comme société qu'on se pose de sérieuses questions sur notre rapport au vieillissement, à la maladie et à la mort. Il en va de la pérennité de notre système de santé publique, de la santé mentale des soignants, et cela permettrait d'éviter bien des souffrances inutiles à nos patients.