Le Canada et le Québec passaient jusqu'à récemment pour des cas réussis de sociétés pluralistes, sur le plan religieux et culturel. Mais depuis quelques années on entend d'âpres critiques du multiculturalisme canadien dans certains pays européens. Et lors du débat en Ontario sur les amendements possibles au régime de mariage, des relents inquiétants d'islamophobie ont fait surface. Cette même islamophobie s'est exprimée lors de notre débat sur la malheureuse «charte des valeurs».

Est-ce que ces phénomènes rendent caducs les jugements initialement favorables? Je ne le crois pas. Nos deux sociétés comptent des réalisations très estimables et importantes dans ce domaine. Vues à l'échelle mondiale, elles sont loin de mériter verdict négatif. Mais ces incidents révèlent la fragilité de notre réussite, toute modeste soit-elle. Cette fragilité est inhérente à la démocratie même. Pourquoi?

Parce que la démocratie exige une cohésion plus grande que des régimes autoritaires. Elle exige des sentiments communs d'appartenance, de solidarité, de confiance mutuelle. Et cette identité commune se forme autour de certains traits valorisés. Ceux-ci ont généralement un versant éthique (nous formons une société démocratique) et un versant historico-ethnique (nous sommes Allemands, Français, Danois).

Or, cette définition a toujours le potentiel de se transformer en motivation d'exclusion indue. Certains groupes peuvent être vus comme étrangers au «nous» des citoyens en règle. Soit qu'ils sont de la mauvaise ethnie ou culture, soit qu'ils sont suspects d'enfreindre l'éthique commune, ou même les deux. Pensons par exemple aux immigrants irlandais arrivant aux États-Unis pendant les années 1840. On voyait en eux des «papistes» qui n'avaient pas leur place dans la culture protestante de la nouvelle république.

Aujourd'hui, les Irlandais sont pleinement intégrés aux États-Unis, mais beaucoup d'Américains nourrissent les mêmes soupçons à l'égard des immigrants hispaniques de récente date. Cette situation illustre bien la fragilité du pluralisme démocratique. On s'habitue au vivre ensemble d'une certaine constellation de groupes, mais dès qu'il en arrive un autre par l'immigration ou que des natifs avancent de nouvelles revendications, une majorité est susceptible de ressentir un malaise profond. Elle est alors tentée d'adopter des mesures d'exclusion.

Ainsi, au Québec comme au Canada, étions-nous depuis longtemps habitués à vivre entre catholiques, protestant et juifs. Quand de «nouvelles» religions ont commencé à prendre de la place, des anxiétés et des soupçons se sont manifestés. C'est surtout le cas de l'islam, particulièrement dans le contexte géopolitique actuel.

En de telles circonstances, adopter en principe des normes d'inclusion ne suffit pas. Elles peuvent être très solides dans un contexte de différences familières, mais devant des déviations jusqu'alors inattendues, des réflexes d'inconfort, voire de peur, peuvent nous amener à trahir nos principes.

C'est ce qui est arrivé ces dernières années au Québec. Cette situation peut provoquer une réaction d'énergie et de créativité ou entraîner un sentiment de repli et d'anxiété. La mauvaise nouvelle, c'est que l'on ne peut rester pour un avenir indéfini avec une identité commune nourrie par notre passé; il faut la redéfinir pour trouver un terrain d'entente pour un peuple en voie de transformation. Et cela non pas une fois, mais de façon répétée.

Cependant, on peut aussi voir cela comme une bonne nouvelle, comme une invitation au renouveau. Ce virage vers l'avenir est dans l'esprit de l'interculturalisme, tel que proposé entre autres par Gérard Bouchard. Dans ce Québec de l'avenir, chaque nouvelle cohorte dans son ensemble préparera une nouvelle société d'accueil pour ses successeurs.