Au printemps 2012, des centaines de milliers de jeunes Québécois ont envahi les rues du Québec, refusant l'augmentation de 75% des frais de scolarité universitaire annoncée par le gouvernement libéral de Jean Charest. Au terme d'une lutte acharnée, les associations étudiantes obtiennent gain de cause, alors que le Parti québécois de Pauline Marois, élu à la suite de la mobilisation, annule la hausse vertigineuse décrétée par le gouvernement précédent.

Quelques mois plus tard, à l'aube du Sommet sur l'enseignement supérieur que son gouvernement met en place, la première ministre se confie à un journaliste de la Presse Canadienne: «Pour moi, indexation égale gel. Parce que indexation veut dire que, le coût de la vie augmentant d'une année à l'autre, si on gèle [...], à ce moment-là, on réduit les frais de scolarité.» Deux semaines plus tard, le gouvernement Marois annonce qu'il opte pour une indexation mesurée selon la croissance du revenu disponible des familles. Économiquement, la logique est implacable. Prises au dépourvu, les deux fédérations étudiantes s'étant prêtées au jeu du Sommet (FEUQ et FECQ), se contentent d'exprimer leur «déception».

Comment un tel revirement a-t-il été rendu possible? Les hommes et les femmes politiques d'hier, ceux qui ont instauré la politique de gel des frais universitaires, auraient-ils été si nuls en économie qu'ils n'auraient jamais réalisé que leur décision entraînerait une augmentation constante du coût des universités pour l'État? Bien sûr que non. En réalité, comme l'a souvent fait remarquer le sociologue Guy Rocher, cela était précisément leur intention.

Lorsqu'il a initialement été implanté au Québec à la suite de la publication du rapport Parent en 1966, le gel à long terme des frais de scolarité était en effet compris comme une façon de réduire progressivement la contribution des étudiants au financement des universités. On augmentait ainsi constamment l'accessibilité financière aux études supérieures, sans pour autant imposer un choc important aux finances publiques de la province. Au bout de ce processus: la gratuité scolaire intégrale, moyen par excellence pour éliminer les obstacles financiers à l'accessibilité à nos universités.

Si, en 2012, la revendication du gel des frais de scolarité est apparue comme incompréhensible aux yeux de plusieurs de nos concitoyens, c'est parce qu'elle a été dissociée du projet qui lui conférait son sens: l'abolition des frais de scolarité. Quelque part entre 1960 et 2012, nous avons oublié ce projet.

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Qu'elles soient appliquées en éducation ou ailleurs, les réformes néolibérales en cours depuis quelques décennies ont pour effet de faire de plus en plus reposer sur les épaules des individus la responsabilité de leur sort, en rupture avec la logique de droits individuels et collectifs qui présidait aux politiques de l'État-providence. Selon la logique radicale du «chacun pour soi», le financement public de l'éducation est conçu comme un «cadeau» ou une «contribution» publique à une responsabilité essentiellement individuelle. Il ne faut donc pas se surprendre que la gratuité apparaisse comme absolument injustifiable.

On le voit bien, un tel projet repose sur l'inversion totale du principe fondateur du rapport Parent, qui se formulait en ces termes: «Le bénéfice social des études universitaires a plus de poids que le bénéfice individuel.»

 

Ce texte est extrait d'un ouvrage collectif publié cette semaine par les éditions Écosociété, Libres d'apprendre - Plaidoyers pour la gratuité scolaire.

Une richesse sociale inestimable

Contre ceux qui ne voient dans le projet de gratuité scolaire qu'une «réformette» sans grande portée sociale, je préfère y voir - en continuité avec ceux et celles qui la réclament depuis des décennies au Québec - une manière de faire de nos institutions d'enseignement des lieux un peu moins commerciaux et un peu plus libres, afin de favoriser l'émergence de réflexions critiques et innovatrices sur notre monde. Notre situation politique, économique et écologique me semble justifier l'importance de tels lieux.

De la même manière, en tant que démocrate, j'y vois un moyen de permettre à tous de contribuer à la construction de l'avenir que nous partagerons.

Bien sûr, ce n'est pas le seul ni peut-être le meilleur moyen de faire tout cela: la gratuité universitaire ne voudra pas dire grande chose si notre société reste aussi inégalitaire et que les jeunes provenant de milieux populaires décrochent dès le secondaire. Je ne prétends pas le contraire. Je prétends par contre que l'accessibilité de tous et toutes à une éducation postsecondaire libre, émancipatrice et critique représente une richesse sociale inestimable dont nous avons tort de nous priver.

Faut-il rappeler que l'éducation, avant tout, est bien autre chose qu'une question de formation individuelle? Que par elle, c'est la culture des peuples qui se transmet et s'universalise?

Les valeurs que véhicule notre système d'éducation sont une préfiguration de notre destin collectif, puisque c'est dans nos écoles que grandissent ceux qui le feront. C'est un peu ce qu'exprimait l'écrivain français Jaime Semprun lorsqu'il écrivait: «Quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant: «Quel monde allons-nous laisser à nos enfants?», il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante: «À quels enfants allons-nous laisser le monde?» »

Voilà, au final, l'interrogation qui devrait nous habiter lorsque nous discutons d'éducation. C'est parce que je crois qu'il faut laisser le monde à des citoyens libres que je prends parti pour la gratuité scolaire.