Ceux qui ont connu ou lu Claude Ryan se rappelleront qu'il aimait expliquer l'ambivalence historique des Québécois par la présence dans notre société, depuis le XIXe siècle, de deux grands courants politiques: un courant «bleu», nationaliste, en quête d'une plus grande autonomie pour le Québec, préoccupé par la pérennité en Amérique du Nord de notre mode de vie, de notre culture et de notre langue; et un courant «rouge» qui, bien qu'attaché également à la spécificité québécoise, voit dans la défense des libertés individuelles le fondement principal de la démocratie, accueille avec plus de confiance le pluralisme culturel, et affiche sa préférence à faire partie de l'ensemble politique plus large qu'est le Canada.

Jusqu'à la Révolution tranquille, les représentants politiques du courant bleu étaient de fervents catholiques, qui avaient recours à l'influence du clergé pour asseoir leur autorité et étaient heureux de laisser à l'Église le contrôle d'importants secteurs de la vie en société. Depuis, le courant bleu s'est transformé. Aujourd'hui, il embrasse plus largement une laïcité républicaine, à la française. Les tenants du courant rouge - pratiquants ou non - ont constamment promu la séparation de l'Église et de l'État et la stricte neutralité religieuse du gouvernement, mais leur amour des libertés individuelles les a conduits à respecter la diversité religieuse et ses manifestations publiques. C'était le cas de Claude Ryan.

Le Parti québécois est le grand véhicule politique de ce nouveau visage du courant bleu. Dès son élection en 1976, le PQ a favorisé la restructuration des commissions scolaires sur une base linguistique plutôt que confessionnelle et, par la suite, l'établissement d'un système scolaire et d'écoles laïques. Il a également mis fin à la prière à l'Assemblée nationale.

Dans le cas de la du projet de loi 60, Claude Ryan dirait probablement que la négation du droit d'afficher son affiliation religieuse, étendue sans réserve à tout le secteur public, équivaut à nier la liberté religieuse tout court. En 1999, il exprimait son profond malaise devant les conclusions du rapport Proulx, lequel recommandait le remplacement, dans les écoles publiques, de l'enseignement religieux par un enseignement culturel des religions.

«Tous reconnaîtront, disait-il, que la religion est fondamentalement une expérience personnelle. Mais la religion ne peut pas être confinée à la seule sphère privée. Étant diffusive par sa nature même, la religion tend à se communiquer, à se traduire en des actes. Elle est aussi, qu'on le veuille ou non, sociale». Offrant une perspective différente des rapports entre religion et société dans une démocratie libérale, il qualifiait la philosophie du rapport Proulx de «laïcité intransigeante» et de «perspective libérale abstraite». Je présume qu'il n'aurait pas changé d'avis.

Résolument modéré et pragmatique, généralement allergique aux solutions rigides et uniformisantes, aurait-il été favorable à une approche ciblée, telle qu'interdire le port de signes religieux visibles aux membres de certaines professions dont les fonctions auraient un caractère coercitif? Sur le fond, Ryan aurait sûrement trouvé fragile et glissante l'utilisation du critère de coercition comme ligne de démarcation, et aurait demandé à voir les analyses sur lesquelles s'appuient les tenants de cette position.

Sur la forme, il aurait probablement invité le législateur à procéder à de tels changements par la voie de la négociation plutôt que de les imposer par loi. Je pense, par contre, qu'à l'instar de l'Assemblée des évêques du Québec, il aurait accepté de déplacer le crucifix du Salon bleu de l'Assemblée nationale ailleurs dans le Parlement.

Ce texte a été écrit à l'occasion du symposium L'héritage de Claude Ryan, organisé par McGill, le Centre Newman et L'Idée fédérale, et qui aura lieu jeudi et vendredi.