Cette année je suis l'un des titulaires du Prix de sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel, ce qui me rend parfaitement conscient des critiques de ce prix par ceux qui estiment que l'économie n'est pas une science - contrairement à la chimie, la physique ou la médecine, qui font elles aussi l'objet d'un Prix Nobel. Cette critique est-elle fondée?

L'un des problèmes de l'économie est de s'intéresser aux mesures pratiques plutôt qu'à la recherche de principes fondamentaux. Personne ne s'intéresse vraiment aux données en économie si ce n'est pour qu'ils servent de guide au moment de choisir une politique: les phénomènes économiques n'exercent pas la même fascination intrinsèque que, par exemple, les phénomènes de résonance à l'intérieur d'un atome ou le fonctionnement d'une cellule vivante. Nous nous intéressons à l'économie en fonction de ses résultats. De ce point de vue, elle se rapproche davantage du génie que de la physique, elle est plus pratique que théorique.

Lorsqu'on se penche sur la politique économique, il ne reste plus beaucoup de place pour la science. La politique entre en jeu. Or, le discours politique a l'avantage d'attirer l'attention de l'opinion publique. Le Prix Nobel est justement destiné à récompenser ceux qui ne cherchent pas à attirer l'attention et qui pourraient être laissés de côté dans le cours de leur poursuite sincère de la vérité.

Pourquoi parle-t-on d'un prix en «sciences économiques» plutôt qu'en «économie» ? On ne parle pourtant pas de «sciences chimiques» ou de «sciences physiques» pour les autres Nobel.

Les secteurs de recherche qui utilisent le mot «science» dans leur intitulé sont souvent ceux qui attirent énormément de gens et dans lesquels l'opinion est séduite par les charlatans. Les véritables scientifiques utilisent le qualificatif de «science» pour se distinguer de leurs cousins moins recommandables.

Ainsi le terme de «sciences politiques» s'est répandu à la fin du 18° siècle pour marquer la différence entre les travaux visant à rechercher la vérité et les pamphlets partisans destinés à attirer les votes et à gagner en influence.

Les critiques des «sciences économiques» en parlent parfois comme d'une «pseudo-science» de l'économie, estimant qu'elle utilise les signes extérieurs de la science, comme des maths d'apparence complexe, mais uniquement pour donner une impression de sérieux. Ainsi, dans un livre publié en 2004, Le hasard sauvage: Comment la chance nous trompe, Nassim Nicholas Taleb écrit ceci à propos des sciences économiques: «Il est possible de camoufler le charlatanisme sous le poids des équations sans se faire prendre, car il est impossible de vérifier les théories par des expériences contrôlées en laboratoire.»

Les modèles utilisés en économie sont plus vulnérables que ceux utilisés en physique, parce que leur validité ne sera jamais parfaitement établie du fait de la nécessité de procéder à beaucoup plus d'approximations, notamment parce que ces modèles décrivent des comportements humains et non celui de particules fondamentales. Un être humain peut toujours changer d'avis et de comportement, il peut même être névrosé ou avoir des problèmes d'identité.

Mais recourir aux mathématiques en économie ne relève pas systématiquement du charlatanisme. On ne peut se permettre de négliger l'aspect quantitatif de l'économie. Le défi consiste à combiner un point de vue mathématique avec les ajustements nécessaires pour tenir compte de l'élément irréductiblement humain de l'économie.

Le développement des sciences économiques va permettre d'élargir l'éventail des méthodes et des démonstrations, ce qui va les renforcer tout en permettant de dénoncer les charlatans.

© Project Syndicate