Depuis peu, on sait que l'abbé Raymond Gravel, prêtre du diocèse de Joliette, souffre d'un cancer qui ne devrait pas l'épargner. Il n'est pas déplacé, je crois, de lui rendre hommage alors qu'il est toujours des nôtres.

Cet hommage s'impose d'autant plus que l'abbé Gravel n'a pas bénéficié d'une sollicitude étendue dans sa propre famille ecclésiale. Je ne peux dénombrer le nombre d'anecdotes moqueuses, tendancieuses, que j'ai entendues sur son compte. Un peu de jalousie, sans doute, et aussi de l'exaspération quant aux excentricités du personnage.

J'admets l'avoir moi-même blâmé pour quelques-unes de ses positions qui, à mes yeux, sacrifiaient exagérément la réflexion théologique au gros bon sens. Également, son style impulsif d'électron libre me faisait parfois grincer des dents.

Mais les divergences de vues et de style ne m'empêchent pas de reconnaître l'apport significatif de l'abbé Gravel. Cet apport, par-delà son ministère de prêtre, c'est principalement d'avoir encouragé une certaine démocratisation de la prise de parole publique dans les milieux catholiques.

L'histoire du Québec est marquée par une pléthore de figures catholiques fortes. Mais depuis deux décennies, l'Église occupe une place considérablement plus discrète dans l'agora québécoise. Ses représentants les plus connus furent soit des évêques (le cardinal Turcotte, le cardinal Ouellet), soit des intellectuels universellement respectés (le chanoine Jacques Grand'Maison, le Père dominicain Benoît Lacroix).

Certes, Raymond Gravel est lui aussi membre du clergé, mais sa posture diffère de celle des autorités officielles ou des intellectuels consacrés. Le croyant moyen peut aisément s'identifier à lui. Quand l'abbé Gravel fait écho, par exemple, aux doléances des personnes homosexuelles en invoquant l'Évangile, des catholiques minimalement dégourdis peuvent se dire: «Il s'exprime à partir de là où je me tiens moi-même comme croyant. Que je sois d'accord ou non avec ce qu'il dit, ses mots sont les miens. J'aurais donc pu prendre la parole moi aussi, en tant que simple catholique.»

Il faut connaître la culture ecclésiastique pour mesurer à quel point l'exposition médiatique de l'abbé Gravel y a ouvert une brèche bienvenue. Dans l'Église catholique, qu'il soit sale ou propre, le linge s'est toujours lavé en famille. On ne s'est pas gêné pour justifier ce penchant en invoquant saint Paul: «Lorsque vous avez un désaccord entre vous, comment se fait-il que vous alliez en procès devant des juges païens au lieu de vous adresser aux membres du peuple saint?»

Parfois, il y a une sagesse certaine à procéder ainsi. Mais dans une certaine extension seulement, sans quoi la complaisance s'installe, avec les conséquences que l'on sait. Puisque l'Église n'a pas d'élection à remporter, mais des coeurs de tous horizons humains à conquérir à plus grand qu'elle-même, sa ligne de parti doit être d'une grande souplesse. Elle doit savoir inclure l'expression des marges. Car c'est souvent en leur sein que Dieu s'exprime.

Il est normal que l'évêque, responsable de l'unité, s'exprime en certaines circonstances au nom de la communauté diocésaine. Toutefois, la pensée catholique est irréductible au catéchisme infiniment pondéré d'un prélat, aussi éclairé soit-il.

En fait, pour démocratiser vraiment la parole publique dans les milieux catholiques, et donc leur redonner une vigueur de pensée, il faudrait y faire le deuil de proposer au monde l'image d'une unanimité de façade. Il faudrait savoir assumer le risque d'un débat se déroulant à l'extérieur des murs du sanctuaire. Le risque de vivre publiquement ses tensions. Car de toute façon, chacun sait bien que seul un corps mort est exempt de tensions.

Merci, monsieur l'abbé Gravel, d'avoir contribué à nous avoir donné le goût du risque. Le goût de la parole.