Indépendamment de la question de l'éligibilité des membres québécois d'une cour fédérale à siéger à la Cour suprême du Canada se pose celle de la représentativité de ces juges, certains leur reprochant de n'être pas assez civilistes pour représenter le Québec.

Ce reproche vient me toucher au plus profond de mon être. J'ai consacré 20 ans de ma vie à la Cour d'appel fédérale, qu'on blâme, somme toute, d'être une cour fédérale plutôt qu'une cour québécoise. J'étais civiliste au moment de ma nomination, et je le suis demeuré. J'avais obtenu le prix d'excellence, en droit civil. J'ai pratiqué le droit au Québec pendant près de 20 ans avant ma nomination à la Cour. J'ai suivi les cours de formation imposés avec raison aux membres québécois de ma Cour par le Barreau du Québec, lors de l'entrée en vigueur du Code civil du Québec en 1994. 

J'ai travaillé à la réforme des règles de pratique de la Cour fédérale pour les rendre moins rébarbatives aux plaideurs du Québec. J'ai appliqué le droit civil dans une multitude de jugements. Et sitôt ma retraite venue, le Barreau du Québec m'a accueilli bourse ouverte.

En 1971, lorsque la Cour fédérale a succédé à la Cour de l'Échiquier, la loi a prévu que le tiers des membres de la Cour seraient québécois. Depuis plus de 40 ans, la «spécificité» québécoise est tout autant reconnue en Cour fédérale qu'elle l'est en Cour suprême.

En 2001, dans l'affaire St-Hilaire c. Canada (Procureur général), j'ai consacré le principe que le droit fédéral, au Québec, devait s'interpréter en fonction du droit civil. Ce jugement fait autorité depuis, et j'ose dire à jamais, car le principe qu'il établit a été reconnu par le Parlement dans la Loi d'harmonisation no 1 du droit fédéral avec le droit civil.

Qui plus est, le temps de Napoléon est révolu. Le Québec n'est plus un îlot perdu dans un océan de common law, entouré de barbelés destinés à empêcher la common law d'entrer et le droit civil, de sortir. Il s'est ouvert sur le monde. Son droit civil s'est inscrit dans la mouvance mondiale. Il emprunte de la common law tout comme il prête à celle-ci. 

Quel avocat, au Québec, quel juge peut prétendre aujourd'hui vivre uniquement du droit civil classique? Le divorce est une loi fédérale. Notre droit administratif, notre droit criminel, notre droit pénal sont d'inspiration anglo-saxonne. Le droit commercial est un droit de plus en plus international. Les droits de la personne sont des droits mondiaux.

Le juge Louis Pratte, professeur de droit civil à l'Université Laval, aurait cessé d'être un Québécois digne de représenter le Québec à la Cour suprême du fait de son accession à la Cour fédérale, tandis que son frère Yves, issu directement des rangs du barreau et spécialiste en droit commercial, pouvait y être nommé sans difficulté? Que dire de James Hugessen, juge en chef associé de la Cour supérieure? Alice Desjardins, la première femme à enseigner le droit dans une université canadienne et juge de la Cour supérieure? Gilles Létourneau, qui a rédigé les lois du Québec pendant des années et qui est le coauteur d'un traité de droit pénal québécois? Johanne Trudel, juge coordonnatrice à la Cour supérieure du Québec à Hull? Toutes et tous indignes de représenter le Québec parce que nommés à la Cour d'appel fédérale? Un peu de sérieux et de respect, de grâce!