J'amène parfois mes petits-fils à la garderie. De temps à autre, il arrive que ce soit au tour de Djemila d'accueillir les enfants tôt le matin. Djemila porte un voile. Chaque fois, en l'apercevant, ma réaction est la même. Spontanément, je ressens un malaise, un embarras dont je me sens coupable et que je m'empresse de camoufler en me montrant deux fois plus gentil et souriant avec cette éducatrice voilée qu'avec une éducatrice qui ne le serait pas. Et je fais tout pour que ce redoublement d'amabilité ne soit pas perçu comme de la condescendance.

Le débat autour du port du foulard islamique m'a obligé à réfléchir d'abord sur la gêne que je ressens et ensuite sur le réflexe culpabilisant qu'il provoque chez moi.

Pourquoi ne suis-je pas à l'aise devant une femme qui porte un hijab? C'est vrai que je suis un athée et que mes croyances me portent à percevoir le voile (et la tenue vestimentaire) des musulmanes comme un signe religieux d'infériorisation des femmes. C'est vrai aussi que j'appartiens à un groupe d'âge qui se souvient de l'emprise malsaine que la religion catholique nous a fait subir.

Cela dit, je ne pense pas que mes croyances et mon âge soient la cause principale de mon malaise. Le hijab, pour moi, est d'abord et avant tout une source d'inconfort relationnel. Il crée entre moi et celle qui le porte une distance, un frein à aller vers elle. Le voile me rappelle que nous sommes différents et que la personne qui est devant moi tient à marquer cette différence.

Voilà pour le malaise. Passons au réflexe qu'il provoque chez moi.

Si le voile m'incite à me mettre en mode retrait, mon penchant naturel à vouloir entrer en relation avec les autres m'incite à résister à ce réflexe spontané de recul. Je me sens coupable de m'accrocher à ce voile qui nous différencie. Je dois m'ouvrir à l'autre. Je dois oublier cette tenue vestimentaire singulière, ce regard empreint de retenue. Je dois me concentrer sur ce qui nous unit.

Djemila accueille mes petits-fils à la garderie. Tantôt elle va leur servir à déjeuner et leur dire un mot gentil pour qu'ils démarrent leur journée du bon pied. Oui, je dois démontrer que je suis ouvert d'esprit et que je suis programmé pour accueillir et non pour exclure. Alors je souris à pleines dents à mon éducatrice qui baisse modestement les yeux devant ce dévoilement de gentillesse excessive.

Oui, nous sommes différents de culture, de sensibilité. Nous ne partageons pas tous les mêmes croyances. Pour vivre en harmonie, nous devons d'abord être sensibles à l'embarras que nous causent nos différences. Demeurer insensibles à cet embarras nous rend prisonniers de notre identité. Nous devons, envers et contre tous (Allah et Dieu inclus), maintenir ouverte la fenêtre de notre regard sur l'autre. Nous devons réfléchir sur notre identité, sur le passé qui nous a forgé et dont nous avons peut-être le besoin de nous affranchir si nous voulons vivre le rêve que nous souhaitons partager.

Ce rêve que j'ai fait hier.

J'arrivais à la garderie avec mes deux petits-fils. Djemila nous accueillait et je lui souriais encore plus ostensiblement qu'à l'habitude. Elle m'a dit: «Mon voile te gêne, je peux l'enlever si tu veux». Et je lui ai répondu: «Garde-le, Djemila, je sais que tu préfères le garder».

Il est permis de rêver.