À voir les gens aller à Montréal, on se croirait dans un mauvais film de Jacques Tati. Et le phénomène est devenu mondial. Toute cette masse de passants qui circulent rapidement, tous scotchés à leurs textos ou au cellulaire. Ils sont là à ne pas voir ce qui se déroule autour d'eux. Les gens passent complètement à côté de leur vie.

Tout ce qui n'a que d'importance pour eux, c'est ce petit machin qui occupe une main à longueur de journée. C'est même pathétique chez les femmes et les jeunes filles qui à peine l'ont elles remisé dans leur sac, qu'elle le ressorte. Et si elles entrent dans un autobus, à peine assises, c'est de plonger la main dans leur fourre-tout pour extirper le machin infernal sans quoi leur vie n'a plus aucun sens.

En moins de trois ans, c'est comme si un électrochoc avait radicalement transformé les cerveaux des Québécois. Tous ou presque se sont mis en fréquence «médias sociaux». C'est comme un besoin frénétique de communiquer sans cesse. Mais enfin, pourquoi donc?

Les doctes universitaires, si portés à trouver des termes choisis pour désigner les choses simples, qualifient cette inexistence du voisin par ces deux mots: déficit d'altérité. Et je ne vous parle pas des cellulaires. Encore que c'est pitoyable d'observer les gens rivés au petit écran de leur iPhone et de les voir pitonner des pouces des textos avec une vitesse stupéfiante.

À la limite, il reste qu'ils sont silencieux et l'on a qu'à ne pas les regarder. Mais dans le cas du cellulaire, c'est l'enfer. Les gens s'en servent pour débiter toutes les âneries du monde et nous prennent à témoins de leur ordinaire. Combien de fois j'ai demandé qu'on baisse le ton. Et de me faire répondre que si je n'étais pas content, d'aller me faire voir ailleurs. Avec une vulgarité qui ne prend pas de détour. Et les filles se montrent particulièrement vindicatives. Une d'elles, dans un autobus, m'a même invité à me munir de bouchons pour les oreilles, le tout accompagné de jurons bien sentis.

Le téléphone dit intelligent empoisonne tellement la vie journalière qu'il est maintenant interdit aux abords de plusieurs piscines municipales; les parents ne surveillaient plus leurs enfants. Ils étaient comme hypnotisés par leur gadget.

Dans certains salons de bronzage, on les proscrit, car dans les lits, des clients poursuivaient leur conversation au grand dam des voisins de cabine qui aspiraient à la détente. Aux guichets des banques, vous pouvez tomber sur quelqu'un qui, pendant que vous faites vos calculs mentaux, est là qui parle avec un pote de ses projets de voyage.

Bref, il n'y a plus de qualité de vie. Même dans les cinémas, les spectateurs ne regardent plus le grand écran. C'est plein de petites lueurs bleues de iPhone. Mais ce que nous vivons cache un plus grand drame.

Mon âme soeur, Sylvain Champagne, voit dans cette détérioration soudaine du tissu social comme l'accomplissement de la troisième guerre mondiale. Qu'il a baptisé du terme d'«intraguerre».

On s'est toujours demandé, après les précédents, quand surviendrait le prochain grand conflit mondial. Nous y sommes. C'est qu'au lieu de s'en prendre aux populations d'une autre nation, l'individu est en train de s'autodétruire.

À partir du moment où il ignore l'autre, il court irrémédiablement à sa perte. Car l'être humain est foncièrement grégaire. La vie en société cimente celle-ci. S'il n'y a plus de contacts authentiques sinon que ces tweets en 140 caractères, l'Homme est promis à son inéluctable disparition. Il est impossible de poursuivre cette vie sociale virtuelle. Je ne suis pas le seul à le dire: on n'a jamais eu autant de moyens de communiquer tandis que l'humain n'a jamais été aussi seul.

De surcroît, n'allez jamais solliciter un quelconque service. Les gens sont devenus d'un égoïsme sans nom. Et ne vous surprenez même pas si vos propres amis ne sont pas tentés de monnayer le temps qu'il vous consacre. C'est à ce prix. Le temps pour eux, c'est vraiment de l'argent.

Pour ma part, j'annonce que j'entreprends auprès de la STM une campagne pour faire interdire les cellulaires à bord de ses véhicules. Quand je lis paisiblement dans un autobus, je n'ai pas envie d'entendre ma voisine de banquette hurler à tue-tête que le bacon est rendu trop cher.