Le 5 décembre 2012 a été inauguré, près de l'hôtel du Parlement, à Québec, un monument «en hommage  aux femmes en politique». On y voit de gauche à droite, par ordre d'ancienneté dans l'histoire, Marie Lacoste-Gérin-Lajoie, Idola Saint-Jean, Thérèse Forget-Casgrain et Marie-Claire Kirkland, première femme à être élue à l'Assemblée nationale (on disait alors législative), en 1961.

Personne ne contestera l'extraordinaire contribution de ces quatre femmes au progrès politique, social et culturel des Québécoises. Elles s'inscrivent dans une filiation qui a commencé en 1907 avec la fondation, par Marie Lacoste-Gérin-Lajoie et Caroline Dessaulles-Béique, de la première association féministe francophone du Québec, la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste (qu'il ne faut pas confondre avec la Société Saint-Jean-Baptiste). Les décennies suivantes, cette association et le mouvement féministe ont connu une évolution qui a abouti à la création de la Fédération des femmes du Québec, en 1966.

Une ombre flotte toutefois au-dessus de cette remarquable sculpture, celle d'une femme qui, du début du 20e siècle jusqu'à sa mort, en 1937, fut la confidente, la complice, la grande alliée de Marie Lacoste-Gérin-Lajoie. Tous les historiens la connaissent, plusieurs l'ont nommée dans leurs ouvrages, par mes recherches j'ai vécu auprès d'elle ces deux dernières années. Célèbre en son temps, elle fut même l'une des femmes les plus puissantes du Québec. Elle s'appelait Marie-Aveline Bengle, elle était d'origine allemande. Elle est mieux connue sous son nom de religieuse : mère Sainte-Anne-Marie.

Qu'a-t-elle fait de si extraordinaire, cette bonne soeur dont peu de gens se souviennent ?

Elle a vécu à une époque où les autorités ecclésiastiques et civiles trouvaient qu'il était dans «l'ordre social» que les femmes ne soient pas trop instruites, qu'elles n'aient pas droit aux études supérieures comme les hommes, encore moins accès aux facultés universitaires. Cette «vigoureuse» religieuse, selon l'expression de Guy Laperrière, a réussi à fonder de haute lutte le premier collège classique féminin au Québec, Marguerite-Bourgeoys. C'était en 1908. Cinq ans plus tard, elle a été nommée maîtresse générale des études de sa communauté, la Congrégation de Notre-Dame. En 1926, après des années de démarches, elle a ouvert l'Institut pédagogique de Montréal, où des centaines d'enseignantes ont pu aller se perfectionner jusqu'au milieu des années 1960. En 1928, elle est devenue la première femme membre de la Commission des écoles catholiques de Montréal. D'elle, un autre de ses grands amis, nul autre que le puissant Secrétaire de la Province, Athanase David, a pu dire : «Quelle femme ! Si c'était un homme, il y a belle lurette qu'elle serait ministre !» À sa mort, tous les journaux du Québec ont rappelé son oeuvre; les plus grandes plumes du journalisme, d'Omer Héroux à Louis Francoeur, lui ont rendu hommage. Les drapeaux de l'Université de Montréal, de la CECM et des écoles ont été mis en berne. Elle a eu droit à des funérailles grandioses à la basilique Notre-Dame.

Elle ne fut pas la seule religieuse à s'allier aux féministes de son temps. Une historienne comme Marta Danylewycz a décrit les «liens étroits entre le féminisme québécois et la vie religieuse». Pionnière de l'histoire des femmes au Québec, Micheline Dumont a franchement posé la question : les religieuses sont-elles féministes ?  Et de constater : «Le rôle actif des religieuses dans le développement de l'instruction des filles au Québec a permis l'émergence des premières générations de féministes».

Les faits démontrent que, dès le début du 20e siècle, des communautés religieuses féminines - dont les Soeurs Grises, les Soeurs de la Providence, les soeurs de la Congrégation de Notre-Dame - se sont associées à la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste et ont soutenu ses projets sociaux et éducatifs. Marie Lacoste-Gérin-Lajoie et Idola Saint-Jean étaient reçues à la maison mère de la CND. Le militantisme des religieuses a été mis en veilleuse à partir des années 1930, après que les débats publics un peu trop vifs sur le suffrage féminin et les droits de la femme eurent gêné l'épiscopat conservateur du Québec. Le rôle de ces femmes n'en a pas moins été réel. Il a mis à l'avant-scène de l'actualité l'une des plus combattives d'entre elles, mère Sainte-Anne-Marie. Assumer cette part de son histoire serait, pour un Québec laïque, accéder à sa maturité.

Claude Gravel