Bois de pirogue, kalachnikovs, esprits des morts cendrés. Une fillette noir ébène scarifiée au sang du désespoir qui attend un coq blanc comme la preuve irréfutable que le Magicien albinos est bel et bien son mari... Avec le film Rebelle, nous sommes loin du Plateau et de la poutine de la Banquise!

D'emblée, le dépaysement absolu. Ce que l'on appelle le Tiers-Monde, ce monde perdu dans sa misère souveraine, à la dérive, cette fange, cette lie humaine. Ses inconcevables infamies.

Voilà le plongeon à la verticale auquel le cinéaste Kim Nguyen nous convie, sans transition aucune, sans fard, sans bons sentiments non plus. Il nous entraîne tout de go dans le ventre de la bête: la fillette noir ébène doit abattre ses parents au cours d'un raid dans son village, faute de quoi ceux-ci seront dépecés à la machette. Rite initiatique qui va l'embrigader après mille abus et lui offrir ses nouveaux parents symboliques: son AK-47. Là voilà désormais rebelle sans repères, courageuse enfant-soldat, survivante au beau milieu de la jungle qui coule une sève hallucinogène comme seul répit à l'abrasion des exactions quotidiennes.

Voilà le contexte de ce film dont le mérite dépasse largement l'ambition de nous amener à pénétrer une réalité dont il nous est difficile de concevoir la nature, tant ce qui la sous-tend nous est inconnu. En cela, cependant, Kim Nguyen propose déjà un regard incisif et saisissant de vérité. Nous sommes là, armes au poing, agglutinés en sueur, à nous défendre contre la soldatesque anonyme et répressive. Nous n'avons plus le choix des moyens, il nous faut mitrailler, éliminer, éradiquer. Parce que c'est comme ça. C'est la règle de la pauvreté qui se défend, les lois de l'exploitation éhontée, de l'ambition et du pouvoir.

Mais au beau milieu de tout cela, il y a cette fillette noir ébène: plongeon numéro deux. Le coeur du film: elle s'appelle Komona. Elle a 12 ans.

Nous sommes là, avec elle, dans une intimité toute crue. Peu de mots. Pas beaucoup de gestes. La caméra posée sur son visage presque sans expression, mais qui laisse tout paraître. La caméra posée sur ses mains, sur ses doigts qui caressent avec méfiance, avec orgueil et affection son arme automatique. La caméra qui découpe avec elle cet avocat et puis son noyau gluant pour y glisser la lame de rasoir qui va saigner le sexe de son agresseur. La caméra posée sur ce geste tendre et simple, quand elle chatouille avec une brindille l'oreille de son Magicien, alors qu'ils jouent leur complicité amoureuse comme tous les adolescents du monde.

Tendresse et vulnérabilité, sensibilité à fleur de peau réprimée comme une lave qui gronde et qui brûle, candeur pourfendue, et puis cette grossesse forcée avec laquelle Komona dialogue pour tenter de ne pas la détester, cette pourriture qui est en elle. Vertigineux moments parfois exquis, parfois monstrueux! Virtuosité de l'image dans son dépouillement et sa manière, oui absolument, mais maestria surtout du cinéaste, par l'inventaire attentif des détails qui transforment ce récit en une histoire à laquelle on s'attache sans détour, tant elle nous bouleverse, profondément.

À des années-lumière de nos préoccupations de pays du G7, Nguyen propose un film universel qui, à l'instar d'Incendies de Denis Villeneuve il y a deux ans, ouvre larges nos horizons à d'indispensables réflexions sur notre situation relative dans le monde, sur l'exploitation des ressources dont nous sommes les bénéficiaires aveugles et surtout, sur notre nécessaire et indispensable conscience des réalités humaines ainsi sacrifiées.

Encore une fois, l'Academy a reconnu la très grande valeur de la démarche et a décidé de conférer à Rebelle les honneurs de son ultime reconnaissance: sa nomination aux Oscars. En cela, je ne peux que saluer la clairvoyance et la détermination d'acteurs moins visibles pour le public, les producteurs Marie-Claude Poulin et Pierre Even qui ont su accueillir et encourager ce projet atypique, mais également en permettre l'existence, très probablement dans des conditions de terrain fort difficiles.

Je suis fier de constater que notre cinématographie est résolument variée, foisonnante et qu'elle se porte fort bien, n'en déplaise à ceux qui songent uniquement aux bruits du tiroir-caisse.