En Syrie, personne ne pourra oser dire qu'il ne savait pas. Nous sommes saturés d'informations précises et détaillées sur les crimes en cours, mais nos dirigeants ont décidé consciemment ou tacitement de ne pas en tirer toutes les conséquences. Et comme l'opinion, même la mieux intentionnée, a le plus grand mal à s'y retrouver dans ce déluge macabre de sinistres bilans, la résultante de ce grand trouble est la passivité internationale face à un des scandales de ce temps.

Mon premier séjour en Syrie remonte à 1980. Historien et arabisant, j'ai vécu de longues années dans ce pays, que j'ai parcouru en tous sens et que j'ai visité régulièrement. Observateur attentif des protestations dans le monde arabe, j'ai suivi jour après jour la révolution syrienne, dans ses dimensions pacifique, puis militaire. Et je peux affirmer qu'aucune contestation ne s'est donnée à voir sur ce plan, contrainte qu'elle était d'organiser son information alternative, face aux coups méthodiquement portés par le régime à toute couverture médiatique indépendante.

J'en suis venu à recevoir des dizaines de documents bruts chaque jour, source irremplaçable et exceptionnelle, à condition de savoir décrypter et mettre en perspective une telle masse de données. Ces images sont souvent insoutenables et je me suis bien gardé, par exemple, de diffuser les enregistrements atroces des charniers découverts à Daraya lorsque, en août dernier, j'ai dénoncé les massacres perpétrés par les nervis d'Assad dans cette banlieue de Damas. J'ai aussi recueilli très tôt les preuves irréfutables d'exactions répétées de la guérilla syrienne, que j'ai d'emblée stigmatisées comme des crimes de guerre.

À la veille de Noël, j'ai ainsi reçu ces deux vidéos de victimes civiles de gaz incapacitant, dans le quartier rebelle de Bayyada, à Homs. Je ne les ai pas plus retransmises que des documents antérieurs, tous d'une extrême brutalité. Les Syriens eux-mêmes n'y voyaient qu'une escalade de plus dans l'horreur, après les tueries à l'arme blanche, le bombardement d'écoles et d'hôpitaux, le pilonnage des files d'attente devant les boulangeries.

Lorsque Le Monde a, le 19 janvier, confirmé cet usage d'armes chimiques, sur la foi des services de renseignements occidentaux, j'avoue ne pas avoir été surpris. Je suis en revanche demeuré sans voix quand des dirigeants de ces mêmes pays ont cru bon de nier la réalité de ces crimes. Personne ne peut pourtant plus dire à propos de la Syrie: je ne savais pas.