La ministre déléguée à la Santé, Véronique Hivon, prévoit déposer prochainement un projet de loi légalisant l'aide médicale à mourir dans certaines circonstances. Cela suffit à alarmer les opposants à l'euthanasie, car l'ouverture ainsi créée, bien qu'exiguë, peut dès lors sembler irrémédiable et déboucher incessamment sur une pratique plus libérale.

Certes, les balises encadrant le recours à l'aide médicale à mourir devraient limiter sérieusement les dérives. Cependant, elles ne peuvent empêcher tout à fait, par exemple, qu'un patient demande l'euthanasie simplement pour éviter secrètement à ses proches le boulet de son agonie. Aucune balise ne réussira jamais à contenir tout dérapage, de la même façon qu'aucune loi ne peut prétendre parvenir à enrayer son propre contournement, volontaire ou non.

Toutefois, la grande inquiétude prend sa source ailleurs: en légalisant l'aide médicale à mourir, ouvrons-nous la boîte de Pandore? Procédons-nous à un changement culturel aux secousses potentiellement funestes? Il faudrait examiner attentivement si la société enverra désormais inconsciemment aux souffrants, aux dépressifs, aux suicidaires, le message suivant: la mort est une option.

Bien sûr, les balises sont justement là pour manifester que des circonstances exceptionnelles justifient seules le fait de demander la mort; mais à partir du moment où une société cesse de proclamer à tous: «peu importe l'épreuve que tu traverses, il est bon que tu sois vivant», son exhortation à vivre, son parti pris pour la vie est condamné à s'enliser de plus en plus dans l'ambiguïté.

Tout acte individuel possède une portée sociale. Nul n'est une île, c'est bien connu. En fuyant la souffrance dans la mort, une personne influence, qu'elle le veuille ou non, le rapport des autres à la souffrance et à la mort. Un père qui se suicide induit à ses enfants une certaine méfiance par rapport à la vie et à la possibilité qu'elle ait un sens. De même, quoique dans une moindre mesure, la personne ayant recours à l'aide médicale à mourir met une limite à l'acceptation de sa vie concrète, et cela n'est pas sans répercussions sur des personnes s'autorisant plus aisément, suite à son exemple, à penser de même. Dès qu'une limite est posée, elle s'expose à la mobilité, au gré des subjectivités et des situations.

Mais la dignité du souffrant, dans cette histoire? Nous devons nous demander ce que nous entendons par «dignité». Est-elle fondée sur la liberté de tout contrôler ce qui nous concerne, jusqu'à notre mort? Ou alors sur notre capacité de vivre en assumant jusqu'au bout l'origine et la destination mystérieuses de notre vie, dans la conscience de notre responsabilité envers autrui?

En tout cas, aucune liberté humaine ne possède le pouvoir d'abolir les conséquences de son action sur la collectivité. C'est dur à admettre pour un esprit individualiste, mais c'est indiscutable: ma mort ne me concerne pas seulement. Ainsi, il n'est pas superflu de s'interroger sur la pertinence d'octroyer un droit de mourir qui pourrait exhaler des habitudes de pensée délétères dans notre espace culturel.

Face au déluge d'émotions qui nous stupéfait lorsque nous sommes confrontés à la souffrance d'autrui, mon invitation à la prudence frappera sans doute les coeurs comme la vaguelette d'une brumeuse prophétie. Nous avons tous peur de souffrir; nous désirons tous, avec raison, éviter l'acharnement thérapeutique. Tout cela nous rend encore plus compatissants envers les grands souffrants.

Mais notre compassion serait peut-être plus véritablement humaine si, au lieu de prendre la forme d'une fuite, elle s'exerçait comme un accompagnement indéfectible de la vie, jusqu'à son terme naturel.