Selon cette critique, la pratique des accommodements serait condamnable parce qu'elle porte atteinte à la règle de l'égalité, parce qu'elle met en péril les valeurs fondamentales québécoises (principalement la laïcité et l'égalité homme-femme), parce qu'elle favorise la fragmentation culturelle et parce qu'elle institue des privilèges en permettant à certaines personnes de se soustraire à la loi ou de se faire octroyer des droits spéciaux.        

Au sujet du respect de l'égalité, c'est précisément le but des accommodements (ou ajustements) que de corriger les formes de discrimination qui découlent d'une conception trop formelle de l'égalité, laquelle tend à traiter l'ensemble des citoyens comme s'ils étaient tous semblables. On sait maintenant qu'il en découle diverses formes d'inéquité. Un exemple éloquent en est donné par l'ancienne loi québécoise qui instituait le dimanche comme jour férié consacré au culte. Cette disposition convenait évidemment à la plupart des Québécois adhérant à une religion chrétienne, mais elle heurtait les droits des autres croyants pour qui le samedi est la journée réservée aux devoirs religieux. Un autre exemple a trait aux menus des cafétérias publiques, traditionnellement conçus en fonction des goûts et des coutumes alimentaires de la majorité.

Les accommodements ne procèdent donc pas de demandes frivoles; ils sont dictés par l'obligation de respecter les droits fondamentaux de tous les citoyens, inscrits dans la charte. Et, contrairement à une opinion répandue, ils ne créent pas de droits spéciaux en faveur des demandeurs et ils ne les soustraient pas à l'application de la loi; ils fournissent plutôt à chacun le moyen de bénéficier des mêmes droits. Donc, loin de porter atteinte à la règle d'égalité en instituant des privilèges, les accommodements ont pour fonction de la restaurer là où elle fait défaut.

Au sujet de la laïcité, il faut d'abord se référer à l'étude de la Commission des droits de la personne du Québec démontrant que les immigrants, en particulier les Maghrébins, sont bien à tort associés globalement à une intense pratique religieuse. En outre, il n'a jamais été démontré que les accommodements demandés pour motifs religieux mettaient en péril l'un des piliers de tout régime de laïcité, à savoir le pouvoir de l'État de gérer ses affaires en pleine autonomie, en l'absence de toute ingérence des Églises. Plusieurs interlocuteurs voient néanmoins dans les accommodements un instrument au service de l'intégrisme religieux ou le fer de lance du grand projet politique de l'Islam radical. Encore une fois, les données empiriques appuyant ces perceptions font présentement défaut.

À l'encontre d'une autre perception courante, il faut rappeler que la pratique des accommodements a pour effet (et, en partie du moins, pour objectif) de favoriser l'intégration du demandeur. Dans le monde scolaire, par exemple, un refus systématique d'accommoder peut conduire des parents à retirer leur enfant de l'école publique pour l'inscrire à une école privée ethnoconfessionnelle, ce qui entraîne un risque plus élevé de marginalisation et de fragmentation puisque, désormais, cet enfant pourrait être en bonne partie soustrait à la vie culturelle de la société d'accueil. C'est pourquoi le caractère intégrateur est un critère important dans le traitement des demandes.

Pour la même raison, il importe aussi de faciliter la tâche à l'immigrant qui, souvent, provient d'une société très différente de la société d'accueil et se trouve subitement plongé dans un univers dont il ignore les codes et les règles.

Pour ce qui est des supposés privilèges qui seraient créés par la pratique des accommodements, il suffit de rappeler que le respect de la loi est l'une des premières conditions à respecter; une demande doit être rejetée dès qu'elle enfreint une loi, à moins qu'il ne soit démontré que cette loi est injuste et doit être amendée.

L'arme d'un complot islamiste?



Concernant plus spécialement le foulard musulman au Québec, divers arguments ont été présentés pour en interdire le port chez les employées de l'État. Encore là, je ne crois pas qu'ils passent le test du motif supérieur. Incontestablement, pour un certain nombre de femmes, le foulard est un symbole de soumission et même d'oppression de la femme. Mais pour d'autres femmes musulmanes, il est tout autre chose: un symbole librement adopté de leur foi, une marque identitaire, une pratique coutumière enracinée dans des traditions régionales ou nationales, un signe de rejet de l'hédonisme marchand occidental, etc. Ces femmes, qui exercent simplement leur droit, seraient donc doublement lésées par une interdiction générale au nom de la laïcité ou de l'égalité homme-femme.

Pour ce qui est des autres femmes, celles qui sont opprimées dans leur famille ou dans leur communauté et auxquelles le port du foulard est imposé, on ne voit pas bien non plus en quoi leur condition se trouverait améliorée si le port du foulard était prohibé. Ces femmes soumises à un régime d'oppression familiale pourraient même encourir des représailles de la part de leurs proches pour s'être soustraites au port du foulard. En d'autres mots, supprimer de force ce que l'on tient pour un symbole d'oppression ne changerait rien à la réalité des rapports sociaux à l'origine de cette oppression. On se trouve ici devant des situations difficiles qui exigent la mise en oeuvre d'interventions prudentes au sein des familles et des communautés concernées afin d'assurer à ces femmes une plus grande intégration socioéconomique, un apprentissage accéléré du français (là où le besoin existe), une participation à la vie civique et politique et une protection contre leur milieu immédiat.

On a dit aussi qu'en lui-même, indépendamment des motifs des femmes qui le portent et du sens qu'elles lui donnent, le foulard serait un symbole intrinsèquement repoussant et condamnable, au même titre que la croix gammée ou les symboles du Ku Klux Klan. À cause de la diversité des facteurs ou des motivations à l'origine du port du foulard, on s'accordera à voir dans cet énoncé une généralisation abusive qui ne s'accorde pas avec la réalité québécoise. Le contexte importe aussi: si le hidjab peut se prêter à de telles associations dans certains pays, ce n'est certainement pas le cas dans les Amériques.

On invoque parfois le spectre d'un complot islamiste dont le port du foulard serait le cheval de Troie ou «l'étendard» (groupe Point de Bascule). En vertu d'un effet domino, le port de ce symbole ouvrirait la porte à tout le reste, c'est-à-dire à un projet de domination politique de l'Occident accompagné de la destruction de ses institutions et des valeurs qui les supportent. Cette sombre perspective étonne. Après tout, on parle ici d'un contingent plutôt mince. Selon diverses estimations (dont aucune n'est fondée sur un recensement rigoureux), entre 10% et 20% des musulmanes québécoises porteraient le hidjab; et parmi celles-ci, il faut exclure toutes celles qui, manifestement, ne se définissent pas comme des «soldates d'Allah». Mais surtout, comment concevoir qu'un scénario aussi noir puisse se réaliser sans une passivité invraisemblable et un consentement encore plus improbable de l'ensemble de la société québécoise?

La grande vigilance dont fait preuve la population donnerait plutôt à penser que, pour le moment du moins, nous sommes bien loin de cette échéance.