On entend périodiquement au Québec des appels en faveur d'un grand projet collectif mobilisateur, pour la relance du modèle québécois ou pour une autre Révolution tranquille. On sent ici une nostalgie des années 60 dont on souhaiterait faire revivre l'énergie mobilisatrice.

Cette aspiration est légitime et pertinente et le Québec n'est pas la seule société à nourrir une telle préoccupation (aux États-Unis, par exemple, le chroniqueur du New York Times T. L. Friedman plaide pour un nouveau «Grand narrative», une «Regeneration»). Loin de relever d'un romantisme désuet, ces appels font écho à un malaise des temps présents: le sentiment d'une perte de repères, l'essor du chacun-pour-soi, l'empire de l'utilitarisme. J'aimerais indiquer, cependant, à quelles difficultés cette perspective se heurte.

Des conditions culturelles inédites ont présidé à la Révolution tranquille. Un phénomène rare s'est alors produit à l'échelle des mythes directeurs, c'est-à-dire les grands ressorts symboliques ou les idées fondatrices qui ont structuré l'imaginaire québécois au cours de l'histoire et ont, jusqu'à aujourd'hui, propulsé notre société en commandant ses orientations, ses choix collectifs. J'en mentionne six.

1. Le sentiment d'être sur ce continent une minorité fragile dont la survie incertaine appelle à la prudence, inspire même une timidité collective et pousse à la défensive.

2. La mémoire des dominations subies (de l'intérieur comme de l'extérieur), laquelle a toujours inspiré un désir de redressement collectif, d'émancipation nationale - de reconquête.

3. L'expérience du peuplement et des migrations dans la vallée du Saint-Laurent puis dans les régions (jusqu'au milieu du XXe siècle) qui a nourri le goût de la liberté, de l'indépendance, de l'égalité.

4. Cette expérience a aussi engendré l'appel des grands espaces, le goût de l'exploration, des fondations, et la quête de l'inconnu, de l'exotisme, qui se sont traduits souvent par un désir de changement; il en a résulté un goût du risque et des grands projets à l'image des Américains de même que, pour ce qui est du dernier siècle, une culture de l'entrepreneurship.

5. Une sensibilité à la scène internationale qui s'est exprimée dans une inquiétude parfois excessive à l'endroit du regard de l'autre, mais qui a inspiré également un désir de modernité, le souci de vivre à l'heure de l'Occident et du monde;

6. Un sentiment lancinant d'impuissance né de nos échecs et de nos «bonasseries», qui a traversé toute notre littérature.

Ce n'est pas le lieu de résumer la genèse de ces ressorts et de leurs effets pour montrer comment ils se sont constamment entrelacés. Ce que je veux souligner, c'est le rapport contradictoire qu'elles entretiennent entre eux, certains poussant vers l'avant, d'autres tirant vers l'arrière. Sous cet éclairage, on comprend mieux le profil compliqué du devenir québécois, fait de replis, mais aussi de débordements, de doutes, mais aussi d'audaces.

Or, la grande originalité des années 60, c'est que tous ces ressorts se sont provisoirement alignés. Chacun a pu trouver à se nourrir et à s'activer dans une conjoncture exceptionnelle. Par exemple, pour m'en tenir à ce commentaire, le sentiment de fragilité associé au statut de minoritaire a pu être résorbé grâce à un véritable coup d'État identitaire, les francophones québécois s'affirmant désormais comme majoritaires au Québec et non plus comme minoritaires au Canada. On pourrait montrer que, de diverses manières, chacun des autres ressorts a également trouvé son compte à même cette conjoncture.

En somme, la Révolution tranquille fut une grande vague qui a apporté de l'eau à tous ces moulins qui se sont donc mis à tourner à l'unisson. C'est cela qui a rendu possibles l'exaltation collective, la formation de larges consensus et les importants changements qui ont suivi.

Le désalignement contemporain

Qu'en est-il aujourd'hui? La réponse est simple: l'alignement remarquable des années 60 s'est défait. La convergence a fait place à la dissonance, nous sommes confrontés à l'ambiguïté, à l'incertitude, à la contradiction. Pour combien de temps? Personne ne saurait le dire.

Passons rapidement en revue les principaux candidats au Grand Projet.

Ce pourrait être la souveraineté, mais la question nationale se porte mal. On ne sait plus comment la faire avancer et l'idée d'un autre référendum est impopulaire. Une difficulté plus grande encore, c'est que la souveraineté n'est plus attachée à une vision du Québec novatrice, exaltante, à mettre en oeuvre; elle divise donc plus qu'elle ne rassemble.

Ce pourrait être le Plan Nord, mais pour l'instant, c'est un exercice strictement comptable autour d'activités industrielles qui vont se dérouler en périphérie de notre société. C'est un projet important au plan économique, certes, mais la mobilisation collective n'est pas là.

Ce pourrait être la mondialisation, mais jusqu'ici, nous n'avons pas su réconcilier ce vaste horizon de développement avec deux grandes priorités québécoises, soit la question nationale et l'avenir du français. Pour un grand nombre d'entre nous, en effet, l'une et l'autre semblent ici menacés: la première par un détournement de nos énergies et par un affaiblissement de notre État-nation, le second par une avancée irrésistible de l'anglais.

On connaît mal ce qui commande le mouvement des mythes directeurs dans une société et on sait encore moins comment l'orienter. Quoi qu'il en soit, il paraît improbable que l'alignement des années 60 se reproduise. Mais est-ce bien nécessaire?

Il n'est pas assuré non plus que le Grand Projet rêvé voie le jour incessamment. Encore une fois, est-ce indispensable?

Pourquoi ne pas commencer par quelques grandes priorités - le savoir, par exemple - sur lesquelles nous pourrions nous accorder? Rigoureusement poursuivies sur plusieurs années, elles pourraient bien, grâce aux effets d'entraînement qui en résulteraient, conduire à de plus grands développements et, qui sait, à une autre formule d'alignement.

À court terme, un engagement autour de quelques points de ralliement aurait du moins l'avantage de nous redonner l'assurance et la conviction qui nous font présentement défaut.