Parmi les multiples analyses qui ont ponctué la crise actuelle de l'euro, beaucoup se penchent sur la dette publique, la crise bancaire et sur l'immobilier: une sortie de crise passerait par une plus grande intégration européenne sur les plans financier et politique, et une mutualisation des déficits. Cependant, derrière ces éléments complexes et difficiles, il y a un problème géographique fondamental qui est rarement évoqué.

En effet, au moment où l'euro était introduit, au début des années 2000, l'Europe consistait, certes, d'un marché ouvert, mais aussi de pays qui avaient encore la maîtrise de leurs politiques financières, fiscales et économiques. Chaque pays avait un petit marché financier, ses propres services aux entreprises et, afin de minimiser les risques de change, beaucoup d'entreprises avaient des usines et des bureaux dans plusieurs pays européens.

En 2002, tout a changé. Plus de risque de change, plus de marché financier local, et plus d'avantages pour les entreprises d'avoir une présence productive dans plusieurs pays. Au contraire, la monnaie unique a précipité la centralisation géographique des activités productives en Europe.

Pourquoi? La logique de l'économie spatiale - celle qui a valu à Paul Krugman son prix Nobel - veut que, dans une aire géographique sans barrières, les activités économiques se concentrent dans les régions les plus productives, là où les entreprises peuvent maximiser leurs profits. Par ailleurs, plus les coûts de transports et les autres barrières diminuent, plus cette concentration sera forte, car les activités productives peuvent profiter de rendements croissants lorsqu'elles se localisent dans une zone avec de multiples fournisseurs, clients et infrastructures. Pour simplifier un phénomène un peu complexe, on pourrait dire qu'en se concentrant dans l'espace, les activités productives tirent profit de la division accrue du travail.

En introduisant l'euro, on a fait d'une pierre deux coups. On a d'abord ôté une barrière importante à cette concentration spatiale des activités productives, qui convergent de plus en plus vers la fameuse «banane bleue», une région allant de Londres à Milan en passant par Francfort et Munich. On a, par la même occasion, ôté la capacité des autres pays à réagir à l'exode de leurs appareils productifs: ces pays ne peuvent plus dévaluer, l'alternative étant souvent l'endettement.

Donc, depuis une dizaine d'années, les tensions montent en Europe. D'une part, les pays distants de la «banane bleue» - l'Irlande, la Grèce et l'Espagne, par exemple - voient péricliter leur appareil productif et augmenter leurs déficits alors que le paysage industriel européen se réorganise en fonction de la nouvelle donne géographique. D'autre part, sans véritable péréquation à l'échelle européenne, les pays qui en profitent - notamment l'Allemagne - se targuent de leur superbe gestion économique tout en hésitant à intervenir dans les pays dont ils ont tiré une partie des forces vives.

Bref, lorsqu'on abat les frontières - et surtout les frontières financières - il s'ensuit des repositionnements géographiques, qui profitent à certains pays (ou régions) et pas à d'autres.

En Europe, l'introduction de l'euro a été un geste politique qui faisait fi des logiques géographiques, et notamment du fait que la mobilité des activités productives est bien plus aisée que la mobilité des personnes. Ces dernières, en toute logique (économique), auraient dû suivre les activités économiques en abandonnant leur pays, leur culture et leur histoire: mais une telle mobilité est impensable en Europe, et même au Canada, où le gouvernement Harper tente d'inciter les chômeurs à la mobilité, elle pose problème.

Aujourd'hui, la crise européenne - et la grande difficulté qu'ont les Européens à y trouver une solution durable - est une belle démonstration de géographie économique, et un rappel que celle-ci n'est pas qu'une simple théorie nobélisée, mais bien le reflet de réalités concrètes.