Quand le trimestre a commencé au début de l'hiver, mon enthousiasme était vif. J'allais donner pour la première fois de ma carrière un cours sur la littérature et les idéologies. J'allais aider mes étudiants à réfléchir, à travers des oeuvres marquantes, aux notions de communication, d'argumentation et de propagande.

Le programme allait exiger beaucoup, intellectuellement, mais surtout moralement, de mes étudiants. Nous allions lire des oeuvres comme 1984 de George Orwell, qui interrogent ce qu'on a connu, ce qu'on peut imaginer de pire: la violence psychologique et physique des régimes totalitaires. Je me savais capable d'enseigner ces oeuvres sans désespérer mes étudiants, sans les priver de leur droit à l'optimisme. Au contraire, ils sortiraient de mon cours armés pour mieux affronter un monde qui allait vite leur demander de renoncer à cet optimisme.

Puis on a entendu parler de la grève. Les représentants de l'association étudiante sont venus en classe expliquer quels en étaient les enjeux: pourquoi la hausse était injuste, pourquoi il ne fallait pas craindre une annulation de la session, pourquoi il était improbable qu'une grève puisse durer assez longtemps pour représenter un véritable sacrifice.

J'étais en fait d'accord avec tout cela, mais j'invitais malgré tous mes étudiants à porter un regard critique sur le discours de ces représentants, sur l'efficacité de leur communication, sur la validité de leurs arguments, sur leur emploi de certains procédés plus ou moins manipulateurs. C'était un bon moyen de témoigner une certaine impartialité à mes étudiants. Tel n'était d'ailleurs pas mon rôle comme enseignant: enseigner? Les étudiants de mon collège ont voté démocratiquement la grève.

Nous n'avions pas prévu l'ampleur de cette grève. Je crois encore que la hausse des droits de scolarité est injuste, mais je sais désormais que sur le reste nous nous sommes trompés. Le trimestre semble désormais menacé et on ne peut nier qu'il y aura eu de véritables sacrifices de la part des étudiants comme de toute la société: emplois perdus, ponts bloqués, bureaux saccagés, étudiants blessés, droits démocratiques bafoués, professeurs intimidés... Il y a eu des fautes de part et d'autre, mais il n'y a qu'un seul responsable, dont on attend toujours qu'il joue son rôle.

Je n'écris pas pour condamner le gouvernement, je ne suis pas un juge, mais pour lui faire comprendre certaines conséquences de son intransigeance. Peu importe l'issue du conflit, on sait maintenant à quel point le retour en classe sera pénible pour tous, étudiants comme enseignants, désormais divisés, radicalisés, humiliés ou effrayés.

Pour moi, qui ai la chance d'enseigner dans un collège où la grève étudiante a été respectée et demeure donc respectueuse, il sera surtout difficile de donner mon cours comme prévu. La matière des dernières semaines est peut-être riche en exemples des dérives de la communication, de l'argumentation et de la propagande, mais je ne pourrai plus aborder avec optimisme des oeuvres comme 1984. On y trouve une phrase que j'avais l'intention de discuter: «Si vous désirez une image de l'avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain... éternellement».

Dans la société imaginée par Orwell, tous les hommes sont soumis à un pouvoir cruel et ne profitant réellement à personne. Jean Charest n'est pas Big Brother, il est trop humain pour cela. Notre gouvernement n'est pas totalitaire, il est trop intéressé pour cela. Mais il y a eu piétinement de centaines de milliers de visages qui vont bientôt se relever et devront faire semblant d'oublier. Je ne sais pas comment enseigner cela à mes étudiants.