Je suis né à Montréal. J'ai fait ma carrière ici, et j'y ai également fondé une famille. Mes enfants ont tous fréquenté l'école publique franco-québécoise, et ils parlent le français avec un accent québécois que je n'aurai jamais autant qu'eux. Mon travail m'a permis de beaucoup voyager, mais je n'ai jamais eu qu'un «chez-moi». Je n'ai jamais véritablement considéré vivre ailleurs qu'ici.

Je suis juif, issu d'une famille européenne qui a été dispersée aux quatre vents par les séismes du siècle dernier. Je ne suis ni pratiquant, ni croyant, même si je suis profondément attaché à certains aspects de la culture juive. Cela ne m'empêche pas de m'identifier tout autant à la culture que nous avons façonnée dans ce petit coin d'Amérique.

Il m'est arrivé à de nombreuses reprises de défendre autant dans des écrits «scientifiques» que sur la place publique des positions qui, à l'évidence, font grimper certains de mes concitoyens dans les rideaux: le multiculturalisme, la laïcité ouverte. J'ai prétendu que nous pouvions mieux réussir l'intégration de nos immigrants en respectant leurs libertés qu'en leur imposant la conformité par force de lois. Je le crois toujours.

Certaines de mes prises de position m'ont valu de recevoir des courriels haineux, comme ceux qu'a reçus la columnist Rima Elkouri après la publication de sa chronique sur l'abattage halal. Je me suis fait rappeler qu'il existait un complot juif international. On m'a également suggéré que je rentre chez moi si je n'aimais pas la manière que les choses se faisaient ici.

Le texte de Mme Elkouri m'a glacé le sang. Il m'a fait revivre toute la gamme des émotions que ces attaques m'avaient fait ressentir.

D'abord, la désorientation. Il est profondément troublant de se faire dire qu'on n'est pas chez soi dans le seul «chez-soi» qu'on n'ait jamais connu. Si je ne suis pas chez moi ici, où le serai-je?

Ensuite, la peur. Certains correspondants font état de menaces à peine voilées. Un collègue m'a déjà informé de l'existence d'un site web assez peu fréquentable dans lequel il était dit que mes prises de position justifiaient que je sois gardé «en joue». Je sais rationnellement que ce genre de défoulement ne me met pas particulièrement à risque, mais il n'en demeure pas moins qu'il crée un climat malsain, dans lequel toutes sortes de détraqués peuvent se sentir justifiés à faire autre chose que de parler. Les paroles parfois mal choisies de politiciens et de leaders d'opinion plus habiles dans l'utilisation d'euphémismes contribuent également à créer ce climat.

Ce genre de peur peut entraîner le mutisme. Pourquoi m'exposerais-je inutilement quand, après tout, je ne suis pas vraiment «chez moi» ici? Peut-être ce mutisme est-il justement la visée de ceux qui estiment qu'il est de bonne guerre de faire usage cavalier du langage de l'«étranger».

Ce que je voudrais dire ici, avec respect, c'est que nous n'avons pas à nous taire, et que nous méritons le respect qui est dû à tout citoyen, même (surtout?) lorsque nous défendons des positions qui ne sont pas populaires.

Je voudrais dire également que, par-delà nos différends sur des questions politiques passagères, nous sommes tous un peu responsables du climat politique et moral que nous créons par nos paroles, encore plus lorsque nous occupons des positions qui font que les gens nous écoutent. C'est une grave responsabilité, qui ne doit jamais être prise à la légère. C'est au fond ce qu'a dit Rima Elkouri, et elle mérite toute notre gratitude, car on n'aura jamais assez insisté sur ce point essentiel.