La crise qui secoue l'Europe ne fait pas que malmener les places financières. Elle bouscule aussi les tabous. Jusqu'à tout récemment, quel homme ou femme politique en poste aurait osé prononcer le mot «fédéralisme» pour décrire la solution durable aux problèmes qui assaillent le Vieux Continent? C'est pourtant bien le mot que vient d'employer Alain Juppé, actuel ministre des Affaires étrangères et européennes de la France et ancien premier ministre de son pays, dans une entrevue accordée à France Inter.

Pour ceux qui croient qu'un mode de gouvernance fédéral aiderait l'Europe à surmonter la crise actuelle et à mieux gérer les prochaines, cette ouverture d'esprit est bienvenue. Elle n'annonce cependant pas pour autant l'avènement immédiat d'une Europe authentiquement fédérale. Avant d'entreprendre la difficile tâche de convaincre leurs opinions publiques, il faudrait au moins que les dirigeants européens utilisent le mot «fédéralisme» pour ce qu'il veut dire. De ce point de vue, les perspectives ne sont guère encourageantes.

Le fédéralisme repose notamment sur le partage des compétences et des assiettes fiscales. Dans le contexte actuel de crise, ce partage aurait automatiquement entraîné un accroissement des transferts au bénéfice des pays les plus affectés. Ce partage aurait en outre assuré, surtout s'il avait été étendu, une plus grande convergence économique et sociale entre les pays européens, avant que la crise n'éclate, rendant par le fait même celle-ci moins probable.

Pour qu'un tel partage soit possible, il faudrait cependant compter sur un véritable gouvernement de l'union qui soit imputable devant un parlement représentatif de l'ensemble des citoyens de l'union. Nous connaissons bien ce système au Canada puisque c'est exactement celui qui nous gouverne. L'Europe n'est pas obligée de répliquer le modèle canadien dans ses moindres détails. Elle ne sera cependant vraiment fédérale que le jour où elle intégrera à sa manière ces deux ingrédients fondamentaux que sont le partage des compétences et des assiettes fiscales et la légitimité démocratique.

Or, quel est le projet «fédéral» envisagé par les dirigeants actuels de l'Europe? Sous le vocable d'«union fiscale», celui-ci vise d'abord à discipliner chaque État en octroyant à tous les autres un droit de regard sur sa politique budgétaire. Dans une entrevue accordée au Financial Times peu après le dernier sommet européen, Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des Finances, l'a dit de manière on ne peut plus claire: l'interférence dans les affaires budgétaires des uns et des autres est la voie qu'il faut emprunter («the way we have to go»). En pratique, cela impliquerait que le parlement fédéral allemand aurait un droit de regard sur la politique budgétaire de l'Italie ou de la France.

Si l'on devait transposer un tel projet en contexte canadien, cela reviendrait à donner à l'Alberta un droit de regard sur le budget établi par le ministère des Finances du Québec et voté par l'Assemblée nationale du Québec. Convenons que ce projet serait difficile à vendre aux Québécois. Parions qu'il serait tout aussi difficile de le vendre aux Français ou aux Italiens, après avoir remplacé le nom Alberta par celui d'Allemagne. Pour autant, ce projet n'aurait rien de fédéral puisqu'il ne comporterait ni partage des compétences et des assiettes fiscales ni ne reposerait sur le vote d'un parlement commun.

Les dirigeants européens ne sont pas à blâmer pour la recherche d'une solution pragmatique à leurs problèmes de divergence budgétaire. On peut cependant leur reprocher de mal utiliser les mots. Leur soi-disant solution «fédérale» n'a rien de fédérale et ne sera pas populaire.