Depuis maintenant trois mois, nul ne peut nier que la Syrie est, du moins partiellement, agitée par un mouvement de contestation sociale sans précédent dans son histoire moderne. Là où les opinions divergent largement est l'origine de ces manifestations, ainsi que leurs motivations et leurs conséquences.

Le gouvernement est composé d'un seul parti, le parti Baas, officiellement laïc. Dans les faits, la vaste majorité des dirigeants de ce parti, dont le président lui-même, font partie de la secte alawite. Plus de 75%  de la population syrienne fait partie de la secte sunnite, alors que 13% est alawite. Dans les dernières années, une classe moyenne économique a fait surface en Syrie, comprenant les membres des sectes alawite, chrétienne, et une partie de la secte sunnite.

Le règne de Bashar al-Assad a, du point de vue économique, bénéficié à beaucoup de Syriens de toutes les confessions. L'industrie locale et les exportations se sont nettement renforcées ces dernières années, ouvrant les portes à une sécurité financière à beaucoup de nouveaux arrivants de la classe moyenne.

C'est politiquement que Bashar al-Assad et son équipe ont stagné. Le rythme avec lequel l'État s'est éloigné de toute représentation équitable de la population (à travers notamment la répression et l'interdiction de se rassembler et de critiquer ouvertement le gouvernement) a dépassé de loin les avancées économiques de la dernière décennie. Le gouvernement a littéralement troqué l'argent et la prospérité économique (relative, tout de même) contre le silence et l'éternelle soumission aux politiques et valeurs du parti Baas.

Ceux qui en bénéficiaient le plus sont bien entendu les alawites et les chrétiens, laissant de côté une majorité sous-représentée, brimée, et souvent moins bien nantie. Comment, direz-vous, le parti Baas a-t-il maintenu un équilibre aussi absurde pendant bientôt 30 ans? Et pourquoi le mouvement de contestation en Syrie semble plus saccadé et moins organisé qu'en Égypte ou en Tunisie? Pour deux raisons.

Tout d'abord, la répression du parti Baas est de loin plus sanglante et brime davantage les libertés politiques que les gouvernements de Ben Ali et Moubarak. Les enlèvements quasi quotidiens de tous ceux qui, aux yeux de la police de l'État qui s'infiltre dans chaque quartier, osent remettre en question l'état des choses ont duré pendant presque 50 ans. Chaque famille syrienne connaît quelqu'un qui connaît quelqu'un qui, du jour au lendemain, a disparu sans laisser de traces. Cette situation a également eu lieu dans le Liban voisin pendant les 30 ans d'occupation syrienne. Le silence est la règle d'or. La police de l'État, les fameux Moukhabarats, est partout. Dans chaque municipalité, dans chaque entreprise. En Syrie, les murs ont des oreilles.

Mais il y a un autre aspect, plus alléchant, au règne du parti Baas : la stabilité qu'il offre aux Syriens dans un Moyen-Orient éclaté et divisé de toutes parts. Que ce soit l'Irak voisin, désintégré, et livré aux voitures piégées quasi quotidiennes, ou le petit Liban côtier, en éternelles crises politiques menant à d'occasionnels fratricides, là où les Syriens regardent autour d'eux, ils ne voient que violence et chaos social.

Puis ils regardent leurs rues, calmes et sécuritaires. En Syrie, les gens n'ont pas peur de ce que demain leur apportera, car ils savent que les choses ne changent pas. Il y a une sécurité qui favorise le développement économique, et ceux qui en bénéficient vont défendre le pouvoir actuel, même si politiquement ils n'approuvent pas tout ce qui s'y passe.

En gros, la Syrie, c'est le silence contre la stabilité. Un pays où, contrairement à ses voisins, les fils barbelés ne sont pas dans les rues, mais dans les mots et les gestes.

Et aujourd'hui, le silence est-il rompu? Ce n'est pas si simple. Effectivement, beaucoup de Syriens dégoûtés de ce régime vieillissant et stagnant n'attendent qu'une occasion pour prendre les rues et hurler au changement. Mais un tel geste est synonyme de suicide. Beaucoup d'entre eux ont fui leur pays pour se réfugier au Liban voisin, chaotique, mais où la liberté d'expression est quasi totale. Et maintenant qu'un certain mouvement de contestation semble prendre forme en Syrie, beaucoup de ceux qui sont partis pour des raisons politiques reviennent prendre part aux manifestations.

Pour beaucoup, l'intérêt soudain de la communauté internationale envers la Syrie est hypocrite et cache des intentions économiques (pétrole, armes...). Certains pays ont beaucoup à gagner dans la chute du régime Baas : l'Arabie saoudite, pôle sunnite au Moyen-Orient, aura le champ libre pour soutenir la majorité sunnite en Syrie et y avoir une mainmise. Les sunnites du Liban voient également un tel changement de tendances comme un renforcement de leur situation dans la région. Le Hezbollah chiite, par contre, redoute une telle chute, puisque la quasi-totalité de ses armements en provenance d'Iran passe par la Syrie, chose qui deviendra impossible si leurs rivaux sunnites s'emparent du pouvoir en Syrie. Oui, beaucoup d'acteurs ont des intentions bien malicieuses en regardant ces évènements. Rien de très démocratique, quoi...

Mais il faut faire attention, car ce n'est pas parce qu'il y a des profiteurs qui regardent ce qui se passe (et parfois encouragent le mouvement), que ce mouvement est totalement artificiel et non fondé. Il y a une masse de centaines de milliers de civils qui prennent les rues de plusieurs grandes villes en Syrie et leurs voix sont légitimes. Leurs revendications sont réelles et leur cri est strident. Des jeunes ont déjà perdu leur vie afin de faire passer ce message de liberté, et personne ne peut minimiser ces morts. Bachar al-Assad est prêt à commettre un génocide pour ne pas voir le pouvoir lui glisser entre les mains (son père l'a fait à Hama).

La crainte de perdre une autocratie pour une théocratie est réelle au Moyen-Orient, et c'est elle qui a empêché cette région du monde d'avoir de véritables réformes politiques. L'Égypte et la Tunisie l'ont surmontée, et jusqu'à nouvel ordre, il n'y a pas d'émirat islamique dans ces pays.

Les Syriens auront-ils le même courage?