L'auteur est doctorant en affaires publiques (boursier Trudeau) au Woodrow Wilson School of Public and International Affairs à l'université Princeton.

Y a-t-il une dimension morale dans le choix de quitter la ville pour s'installer en banlieue? Cette question peut sembler tendancieuse, voire insultante : en quoi la morale peut-elle éclairer une telle décision, laquelle se base généralement sur un grand nombre de critères subjectifs et profondément personnels? Pourtant, étant donné l'exode des francophones hors de l'île, l'absence de solidarité métropolitaine et l'éparpillement urbain dans la région, la question (aussi taboue soit-elle) se pose à de manière urgente, parce la somme de nos choix individuels pourraient avoir des conséquences collectives graves à moyen et à long terme.

Est-il immoral de délaisser la ville? La réponse dépend, fondamentalement, de notre conception de la ville et des liens qui nous unissent les uns et autres. Selon la Théorie des choix publics (Public Choice Theory), le choix de rester en ville ou de rejoindre la banlieue (ou encore de rester en banlieue proche plutôt que de s'installer en banlieue éloignée) est d'abord et avant tout un choix rationnel qui s'apparente au choix entre n'importe quels autres biens d'une même catégorie (ex. : entre deux modèles de voiture, ou deux destinations vacance). Le citoyen est donc essentiellement un consommateur et les milieux de vie qui parsèment la région métropolitaine sont autant de produits parmi lesquels il peut (et doit) choisir. Toujours selon la même théorie, la somme de ces choix individuels met en compétition les différentes municipalités d'une région et les oblige à se spécialiser et à devenir plus efficaces, ce qui est dans « l'intérêt commun ». C'est donc dire qu'on évacue la morale du choix d'habiter à tel ou tel endroit puisqu'on en fait une question purement économique et que les lois du marché sont suprêmes.

Cette conception plaît naturellement à l'esprit libéral montréalais : ici, nous vivons chacun à notre manière et laissons vivre les autres. Mais si l'on admet que ces choix individuels pris ensemble peuvent avoir l'effet de désavantager systématiquement certains individus ou groupes, ou de mettre en péril la survie d'autres espèces, dès lors il devient difficile d'évacuer la morale du « choix de milieu de vie ». L'exode des blancs vers la banlieue aux États-Unis en est un bon exemple : en « votant avec leurs pieds » (suivant l'expression de Tiebout), les blancs fortunés se sont exclus de la ville, excluant du même coup les moins fortunés (majoritairement noirs) des bonnes écoles, des parcs bien entretenus  et sécurisés et des autres équipements collectifs financés par les taxes foncières des banlieues bourgeoises. Qu'on le veuille ou non, les choix des uns impactent la qualité de vie des autres. Ainsi, lorsqu'on détruit un boisé centenaire à Mascouche ou un milieu humide à Laval pour les remplacer par des bungalows ou des maisons de ville, ce sont tous les Montréalais de la métropole qui en payent le prix - directement ou indirectement, de cette génération ou de la prochaine.

L'éparpillement urbain tel que nous le connaissons à Montréal est donc un échec moral, mais l'échec d'une société et non pas d'un groupe d'individus en particulier. Le choix individuel de vivre en banlieue plutôt qu'en ville ne peut pas être moralement répréhensible puisque ce choix est rendu possible par la société où l'on vit. Mais le fait d'avoir laissé libre cours à la spéculation immobilière en périphérie de la ville; d'avoir acquiescé, collectivement, à un mode parasitaire d'occupation du territoire et d'avoir laissé Montréal (et ses infrastructures) se dégrader est une faillite morale - envers les autres espèces qui vivent parmi nous, envers les immigrants qui viennent habiter la ville que nous (francophones) délaissons graduellement et envers les générations futures, qui hériteront d'une région plus chaude, moins fertile et moins écologiquement et socialement résiliente que celle que nous avons héritée de ceux qui nous ont précédés.

L'éparpillement urbain ne profite à personne d'autre qu'aux promoteurs et spéculateurs immobiliers (et à ceux qui bénéficient de leurs largesses). Il faut y mettre fin. C'est pour cela que nous avons besoin d'une vision métropolitaine du développement urbain qui soit durable et responsable. Le Plan métropolitain d'aménagement et de développement (PMAD) que propose d'adopter la CMM n'est donc pas qu'un simple exercice technocratique, ni un caprice bureaucratique. C'est la première étape de notre responsabilisation collective face à nos choix, en tant qu'individus et en tant que société.