À quelques mois d'intervalle, les trois chefs d'État et de gouvernement les plus influents d'Europe (Angela Merkel, David Cameron, Nicolas Sarkozy) ont vigoureusement condamné le multiculturalisme. Ce tir groupé attire l'attention. Que faut-il y voir?

À travers des destins mouvementés, les cultures et nations d'Europe ont su durer et prospérer grâce à de puissants mythes qui ont fondé des identités et des allégeances robustes. Depuis peu, ces fondements symboliques sont remis en question, surtout par l'immigration. L'Europe est devenue plus sensible à la diversité, mais la conciliation est difficile, notamment en raison de la méfiance et de la peur engendrées par les attentats islamistes.

Mais depuis longtemps, l'Europe avait peine à vivre sa diversité. L'histoire de ce continent est fertile en affrontements de toutes sortes, sources d'instabilité. Le souci de la cohésion sociale et la crainte de la fragmentation y sont donc naturellement omniprésents.

Tout cela constitue un terrain défavorable au multiculturalisme, selon lequel il n'y a pas de culture majoritaire dans une nation. Mais dans plusieurs États européens, les citoyens ont le sentiment qu'il y a des cultures majoritaires - des cultures qui sont justement considérées comme le fondement de la cohésion sociale.

Récemment, le Conseil de l'Europe (47 pays membres) a lui aussi rejeté le multiculturalisme, invoquant un danger de fragmentation (tout en retenant sa vertu principale, le respect de la diversité). Mais dans la direction opposée, au nom des droits universels, il a aussi rejeté les modèles prônant l'assimilation. En conséquence, il s'est donné pour mandat de promouvoir un modèle mitoyen, l'interculturalisme.

C'est le propre de l'interculturalisme que de penser et d'arbitrer le rapport entre la culture majoritaire et les cultures minoritaires au sein des nations où la réalité ethnoculturelle est vécue de cette façon, par le prisme d'une dualité. Or, dans la mesure où cette dualité se nourrit souvent de l'inquiétude associée à la diversité, on comprend que l'interculturalisme a un avenir devant lui, bien au-delà du Québec.

Il faut toutefois distinguer soigneusement entre le multiculturalisme, comme modèle de gestion de la diversité, et l'idéal général du pluralisme qui est également poursuivi par d'autres modèles et dont chacun est une application particulière. En fait, le sort des modèles est plutôt secondaire; ce qui importe, c'est la nécessité de mettre en oeuvre au sein de chaque nation des modus vivendi qui permettent aux citoyens de vivre selon leurs choix et leurs différences sans compromettre cet autre impératif fondamental qui est la vie et le développement ordonnés des sociétés dans le sens de leurs valeurs premières et de leurs principaux constituants.

Dès lors, la question se pose: qu'est-ce que les trois chefs d'État et de gouvernement ont voulu condamner exactement? Le multiculturalisme ou bien l'idéal de pluralisme, de respect de la diversité dont il est une tentative de mise en oeuvre?

Le premier ministre britannique parle au nom d'un pays présentement en désarroi: un ancien empire réduit aux dimensions d'une simple nation affaiblie par une politique de dévolution et déstabilisée par son intégration à l'Union européenne. L'Angleterre est aujourd'hui en pleine crise identitaire. Dès lors, tout discours qui montre du doigt la diversité doit être interprété avec réserve.

L'Allemagne est un pays qui, jusqu'à récemment, accordait la citoyenneté sur la seule base de la filiation généalogique. Mme Merkel n'est donc pas la porte-parole la plus crédible pour juger de la valeur des modèles pluralistes.

Enfin, la façon cavalière dont le président français vient de «résoudre» la question des Roms en dit long sur ses compétences interculturelles...

Bref, le multiculturalisme est en difficulté en Europe, et pour de bonnes raisons. Mais attention: le procès que certains lui font peut en cacher un autre.

Avec Charles Taylor, l'auteur a été coprésident de la Commission de consultation sur les pratiques d'accommodement reliées aux différences culturelles.