En hommage à l'ex-critique gastronomique Françoise Kayler, décédée la semaine dernière, nous publions un extrait actualisé du livre Français de Montréal rédigé par les auteurs et publié aux Éditions La Presse (2005).

Si on ne mange pas à Montréal aujourd'hui comme on y mangeait en 1975, on le doit certainement un peu à la journaliste Françoise Kayler qui, durant 30 ans, a écrit une chronique gastronomique dans La Presse, faisant partager aux lecteurs son attachement à une alimentation saine, simple et diversifiée.

 

Née à Bois-Colombes, près de Paris, la plus respectée et aussi la plus crainte des chroniqueurs en alimentation du Québec est arrivée à Montréal en 1951 pour se marier avec Jean Vaillancourt, un Québécois de 29 ans qui avait participé au débarquement de Normandie et qu'elle avait connu par correspondance. Il est toutefois décédé en 1961 alors qu'il était journaliste à La Presse.

«Après sa mort, je suis entrée à La Presse, aux pages féminines et au carnet social. Comme mon mari a été embauché par ce journal en 1954, j'ai vécu avec La Presse pendant plus de 50 ans!»

Puis, elle a couvert le secteur alimentaire. «On abordait les calories, les vitamines, les marchés et les producteurs, tout ce qu'il faut savoir pour s'alimenter correctement, et parallèlement, je faisais une chronique sur les chefs cuisiniers. Dans ce temps-là, Helen Rochester avait une chronique de restaurant au Montreal Star. Elle l'a fait ensuite à The Gazette. Quant à moi, je n'ai commencé à écrire des critiques de restaurants qu'après le départ du rédacteur en chef Roger Champoux, au milieu des années 70. Avec Helen, nous étions les seules à faire des critiques de restaurants à Montréal.»

On a souvent demandé à Mme Kayler si elle savait cuisiner. Elle répondait chaque fois qu'elle «faisait à manger». Ainsi, à Noël, elle préparait des fèves au canard. «Au lieu de mettre du lard, je mets deux cuisses de canard dans mon pot, les fèves, du jus de pomme, un peu de sirop d'érable, de l'oignon, des épices, et cela fait quelque chose qui est doux, pas trop sucré. Et la graisse de canard, c'est tellement bon!»

Depuis sa retraite, Mme Kayler n'allait jamais au restaurant pour son plaisir. «Dès que j'ai une assiette devant moi, mon réflexe est de regarder comment elle est faite! Ce métier est extraordinaire mais il est traître, car j'ai perdu le goût de manger...»

Même si sa photo n'a jamais été publiée, les chefs la reconnaissaient souvent: «Avant, j'arrivais et je repartais ni vue ni connue, mais ces dernières années, c'était de plus en plus impossible et quand tu veux donner l'heure exacte et que les gens te reconnaissent, ce n'est plus pareil. C'est pour ça que j'ai décidé d'arrêter.»

Elle a également reçu des échos étonnants sur l'impact de ses chroniques. Certains chefs lui ont dit que les clients arrivaient avec son article en main et demandaient de manger exactement ce qu'elle avait mangé le jour de sa visite! «Parfois, les gens leur disaient qu'ils avaient apprécié leur repas mais qu'ils ne reviendraient pas... parce qu'ils allaient dans les endroits où j'allais!»

Travaillant sans relâche au développement d'une gastronomie de qualité au Québec, c'est toutefois la France qui lui a décerné sa seule décoration: l'Ordre du mérite agricole. Mais une bourse de l'Institut de tourisme et d'hôtellerie du Québec (ITHQ) porte son nom. Elle permet à de jeunes cuisiniers d'obtenir une formation spécialisée en cuisine et de faire un stage. «Parmi ces boursiers, on trouve les grands chefs de demain», dit Paul Caccia, directeur des relations publiques de l'ITHQ.

Très attachée au Québec, Mme Kayler adorait Montréal. Même si elle s'est bien intégrée à la société québécoise, elle se considérait toujours comme une immigrante. «Je crois que je mourrai immigrante. D'ailleurs, je n'ai pas la citoyenneté canadienne. Je voulais la demander mais un jour, un de mes collègues m'a apostrophée en me disant «Vous qui êtes Française...». Je me suis rendu compte que, même si tout le monde était très gentil avec moi, je n'étais jamais invitée par eux. Alors, pourquoi devenir canadienne dans ces conditions? Mais ce n'est pas grave. Le Canada est quand même un pays extraordinaire: même si tu n'as pas la nationalité, tu vis avec tous les avantages. Il n'y a pas beaucoup de pays au monde comme le Canada. C'est un pays enthousiasmant.»