Au départ, il y a 30 ans, une révolution religieuse renversait le régime modernisateur et brutal du Shah. La guerre avec l'Irak, soutenu à l'époque par les États-Unis, lestait la Révolution islamique d'une dimension patriotique forte. Et de plus en plus, le pouvoir des ayatollahs s'est écarté des aspirations populaires; pour se maintenir, il a alors constamment conjugué la répression à un populisme à fortes connotations nationalistes.

En s'affirmant comme puissance régionale incontournable, en prétendant au leadership idéologique dans l'action du monde musulman face à Israël, quitte à tenir un discours purement antisémite, en soutenant le Hezbollah et le Hamas et en développant un programme qui devrait lui apporter la maîtrise du feu nucléaire, le régime a pu faire illusion et conserver une certaine emprise sur la population. Mais la manipulation démagogique, en amont de l'élection présidentielle, la tricherie, la victoire volée, puis la répression de la contestation ont dévoilé à la face du monde entier l'épuisement du régime.

Les vainqueurs politiques et moraux de l'élection présidentielle, ceux qui ont voté pour Mir Hossein Moussavi, n'ont pas rompu avec la religion, ils sont et demeurent croyants. Comme l'a montré Farhad Khosrokhavar (Avoir vingt ans au pays des ayatollahs, Robert Laffont, 2009), une bonne part de la jeunesse iranienne se détache non pas de la foi, mais de ceux qui, en son nom, exercent un pouvoir autoritaire, et archaïque culturellement. Elle n'est pas antipatriotique, mais elle est désireuse de participer culturellement et économiquement à la globalisation, elle apprécie la musique, le sport, elle veut pouvoir avoir des relations amoureuses et sexuelles, elle déteste les mollahs et des ayatollahs.

L'attachement à la démocratie va bien au-delà de la seule jeunesse, c'est une large partie de la population qui vient de marquer son rejet d'un islamisme devenu dictature violente. Les ayatollahs ont gagné, ils détiennent le pouvoir, pour l'instant. Mais ils ont perdu toute légitimité, en interne comme face au monde.

En déroute idéologique

Cette défaite n'est pas seulement celle d'une élite corrompue, c'est celle de l'islamisme politique, en général. Celui-ci associe un projet politique à un pouvoir religieux: il est en déroute idéologique, et cette fois-ci, il ne peut s'en prendre qu'à lui-même. Ses représentants ne peuvent pas accuser un pouvoir répressif et lui-même antidémocratique, comme ce fut le cas en Algérie; ils ne peuvent pas s'en prendre à l'étranger pour diffuser la thèse d'un quelconque complot extérieur. Et s'ils veulent mettre en cause la modernité culturelle, ils ne peuvent plus l'associer à un régime autoritaire comme l'était celui du Shah: elle est désirée par des pans entiers du peuple lui-même.

Le succès d'Ahmadinejad recouvre ainsi nettement une débâcle politico-idéologique. L'islamisme continuera vraisemblablement à animer des projets terroristes, dans lesquels les protagonistes de la violence agissent sans base réelle, au nom d'une population qui en fait ne se reconnaît guère, ou bien peu dans leurs discours et dans leurs actes. Il n'en a pas moins échoué, cette fois-ci dans son berceau, au pays de la Révolution qu'il avait inspirée.

L'auteur est directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, à Paris.