«Bon, je suis encore en retard», que je me dis ce matin-là. Je me dirige d'un pas ferme mais pressé vers la seule banque ouverte le samedi à Boucherville. J'ouvre la porte, je soupire, comme toujours. Je ne sais pas pourquoi je soupire, mais soupirer, ça me permet d'évacuer le stress que je ressens en ce moment en allant à la banque. J'ai l'impression de perdre mon temps et ça me dérange, alors je soupire encore.

Je passe devant trois messieurs sagement assis qui attendent leur tour et je choisis le siège vide qui se trouve à mon extrême gauche. La gauche, ça me ressemble. La droite, ça m'exaspère. Alors, je choisis la gauche. Alors que je suis perdue dans mes pensées de fausse politicienne, un de ces messieurs se tourne vers moi et me dit: «Prenez donc un numéro, mademoiselle.» Un quoi? Moi, un numéro? «Merci, c'est gentil, mais je n'en ai pas besoin. Je les surveille, les numéros.» «Mais vous ne serez pas contente si quelqu'un passe devant vous...» «Si quelqu'un me dépasse, je vais lui dire ma façon de penser, ne vous inquiétez pas pour moi, j'ai pas mal de caractère; je sais m'imposer.»

 

Cet homme, qui est à mes côtés, je prends alors le temps de le regarder, de l'examiner. Il porte fièrement sa casquette et, surtout, un certain âge. J'arrête de rouspéter. Il commence alors à me parler. «Je viens ici, qu'il me dit, depuis l'ouverture de cette banque, en 1974.» «Je n'étais même pas née!», que je lui dis gauchement. Mais, plutôt que de me répondre, il continue sur sa lancée. «Au début, les gens se connaissaient et s'appelaient même par leur nom! Les employés de la banque me demandaient toujours des nouvelles de nos enfants et vice versa. À l'époque, on venait retirer le budget pour les deux semaines à venir, environ 150$ à 200$, car les guichets automatiques n'existaient pas. Quand il n'y avait plus d'argent dans nos poches, on revenait simplement à la banque. Maintenant, les gens ne se parlent plus. Vous voyez, on est juste des numéros et si on ne le prend pas, personne ne va nous remarquer.»

Je me tourne de nouveau vers ce vieil homme que je n'avais même pas pris le temps de saluer en arrivant dans ce lieu public comme une énervée. J'ai soudain le coeur serré, prise de remords. Bizarrement, je ne soupire plus. Je me dis intérieurement que les progrès issus de la technologie nous ont fait gagner beaucoup de temps, mais à quoi bon si c'est justement pour ne plus pouvoir le prendre, son temps?

«Numéro 17!» Le vieil homme se lève lentement et me dit au revoir en souriant. On venait de l'appeler. Alors, je me lève et je suis son conseil à regret: je prends un numéro moi aussi pour ne pas que l'on m'oublie, pour sortir de l'anonymat qui, 35 ans auparavant, ici même, renvoyait à un concept encore trop abstrait pour qu'il nous vienne à l'esprit de prendre un numéro.

Catherine Kozminski

L'auteure demeure à Boucherville.