Les annonces récentes de mises à pied, de ralentissements de la production et de fermetures d'établissements confirment que ce qui n'était qu'une crise financière est devenu une crise économique dont les effets seront profonds et durables.

Dans un tel scénario, l'ensemble des acteurs économiques vont s'engager dans une diminution de leurs activités et surtout remettre à plus tard leurs projets d'investissement, en même temps qu'ils s'engageront dans une recherche désespérée de liquidités. Les mesures envisagées jusqu'à maintenant pour répondre à la crise (la baisse des taux d'intérêt, les garanties de prêt, la recapitalisation de certaines grandes entreprises et institutions financières) sont nécessaires pour éviter un effondrement complet du système, mais ne peuvent pas garantir une relance viable. L'accélération des dépenses publiques en infrastructures peut aussi aider à éviter le pire, mais les investissements publics annoncés à ce jour sont peut-être encore trop timides pour briser le cercle déflationniste/dépressif.

 

Certains croient qu'un retour à la «normale» serait possible dans la mesure où les banques et les entreprises gèrent avec prudence leurs liquidités. La sortie de crise devrait passer par un assainissement des bilans des ménages et des entreprises sous la forme d'une augmentation du taux d'épargne. Cela garantirait à terme une reprise de la consommation au niveau connu pendant les deux dernières décennies.

Il est important de le rappeler, la croissance en Amérique du Nord repose essentiellement sur le rythme de consommation des ménages. Or, la plupart des intervenants sur cette question omettent dans leurs scénarios de tenir compte d'une réalité à l'origine de la crise actuelle.

Le lien endettement et stagnation des revenus

Le rôle de «consommateurs en dernier recours» des ménages nord-américains s'est constitué dans un contexte de stagnation de leurs salaires réels, c'est-à-dire que les revenus de la grande majorité des salariés n'ont pas progressé au même rythme que la croissance économique depuis les 30 dernières années. Cela a, entre autres, permis aux entreprises d'engranger d'importants profits qu'ils ont investis dans les marchés financiers et maintenus sous forme liquide, au point où, en 10 ans, au Canada et aux États-Unis, le secteur des grandes entreprises était, jusqu'à l'orée de la crise, devenu globalement créditeur plutôt que débiteur.

Les ménages ont pu jouer leur rôle de garant de la croissance uniquement par le biais d'une progression exponentielle de leur endettement. Une progression que l'inflation de leurs actifs immobiliers a temporairement voilé et que la titrisation par les banques de leurs dettes a, pendant un certain temps, donné un semblant de viabilité. Vouloir qu'ils continuent à jouer leur rôle économique de consommateurs en dernier recours en exigeant qu'ils adoptent des pratiques agressives d'épargne est profondément contradictoire et souligne à quel point la question de fond est tabou.

Comme le soulignait Keynes il y a 70 ans, une économie ne peut pas croître si elle est clivée par d'importantes inégalités de revenus. Il va falloir éventuellement poser la question du niveau des salaires des ménages ordinaires et de la sécurité de leurs revenus si l'on souhaite rétablir une croissance qui passe par leur consommation et qui, en même temps, assainit leurs bilans et les dégage d'un taux d'endettement important.

La crise actuelle devrait nous amener à revoir la répartition entre le profit des entreprises et le niveau des salaires, ainsi que les mécanismes de marché qui creusent un fossé insoutenable entre les revenus stagnants de la majorité des salariés et l'explosion à la hausse des revenus d'une minorité. Car tels sont selon nous, plutôt que la cupidité des uns et la négligence des autres, les facteurs à l'origine de la crise.

L'auteur est professeur au département de sociologie de l'UQAM et directeur de recherche à la chaire Mondialisation, citoyenneté et démocratie.