La pandémie exacerbe les problèmes que notre système de santé connaît depuis longtemps.

Le « temps supplémentaire obligatoire » (TSO) fait référence à des quarts de travail de huit heures supplémentaires que les infirmières ne peuvent refuser de faire dans des hôpitaux francophones. Depuis quelques années, les infirmières réclament la fin du TSO. La pénurie d’infirmières est invoquée pour justifier le maintien du statu quo, sans considérer que ce sont les conditions de travail difficiles, dont les horaires, qui sont la cause de cette pénurie. On peut penser que des augmentations de salaire ou des primes à la performance apporteraient une solution. Pourtant, ces moyens ne régleront rien, puisque ce sont les conditions de travail issues de décisions organisationnelles et administratives qui sont en cause. En conséquence, les ratios infirmière/patients ont augmenté, les postes à temps plein ont diminué au profit des postes à temps partiel, et le recours aux heures de travail supplémentaires obligatoires est devenu un mode de gestion. Pourtant, le TSO est associé à plus d’absences pour cause de maladies ou d’accidents, ce qui est coûteux en matière d’assurances salaire et entraîne plus d’erreurs de médication et autres.

En 2006, l’affaire Caron rapportait l’erreur d’une infirmière survenue en 2000 ; l’infirmière en cause avait travaillé 16 heures de suite, soit de 8 h le matin à minuit le soir, et encore 8 heures dans la journée du lendemain. Dans cette affaire, le tribunal a reconnu un manquement à la qualité des soins et a blâmé l’institution en cause, indiquant qu’elle contrevenait à l’article 16 du Code de déontologie de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec en imposant des quarts de travail supplémentaire obligatoire. L’article 16 mentionne entre autres choses que « l’infirmière ou l’infirmier doit s’abstenir d’exercer sa profession lorsqu’il est dans un état susceptible de compromettre la qualité des soins et des services ». L’article fait référence à un état d’ivresse ou à un état second qui serait dû à l’utilisation de substances qui affaiblissent les facultés intellectuelles, sans mentionner la fatigue extrême causée par des conditions de travail difficiles comme des ratios infirmière/patients trop élevés ou le TSO. Pourtant, les codes de déontologie ont force de loi au Québec parce qu’ils relèvent du Code des professions. Imposer des conditions de travail inacceptables n’est pas éthique, ni légal.

En 2009, une enquête a été effectuée dans le cadre d’une recherche doctorale pour déterminer pourquoi 52 % des nouvelles infirmières avaient quitté le CHUM dans les 24 mois suivant leur embauche. Les résultats publiés en 2010 par Brunelle-Agbeti, Hurtubise et Rivard identifient les facteurs suivants : la lourdeur de la tâche, le ratio infirmière/patients et l’instabilité des horaires.

Les infirmières qui sont sollicitées pour faire des heures supplémentaires font face à un choix difficile et à un double dilemme éthique. Quoi qu’elles fassent, elles se retrouvent trop souvent devant le choix paradoxal de contrevenir, d’une manière ou d’une autre, à leur Code de déontologie : lorsqu’elles refusent de prolonger leur quart de travail en heures supplémentaires, ce choix constitue un abandon de patient (art. 43), mais lorsqu’elles décident de travailler plusieurs quarts de travail en continu, elles risquent ainsi de mettre en péril la sécurité du patient, compte tenu de leur état de grande fatigue (art. 16). Elles font face aussi à un double dilemme éthique : refuser de faire du temps supplémentaire, ne pas favoriser le bien-être du patient et laisser un plus lourd fardeau à leurs collègues en favorisant leur famille aux dépens de leur travail, d’une part, ou accepter le quart de travail supplémentaire, priver leur famille de leur présence et travailler dans un état de fatigue avancé, ce qui ne favorise pas le bien-être des patients, d’autre part. Quand le TSO est imposé, seule la deuxième alternative s’applique.

De plus en plus d’études s’intéressent à la détresse morale des soignants qui veulent agir en accord avec les buts et les valeurs de leur profession en répondant adéquatement aux besoins des patients, mais qui en sont empêchés par des contraintes administratives et institutionnelles. De très nombreux résultats d’études exposent les facteurs de détresse morale chez les soignants.

Le climat de travail non éthique arrive en tête de liste de ces facteurs ; il inclut : la réduction du personnel, l’augmentation des ratios infirmière/patients, la rétention et la mobilité du personnel infirmier, une baisse dans la qualité des soins et des relations interdisciplinaires ou intra-disciplinaires conflictuelles.

Les hôpitaux anglophones évitent une partie de ces problèmes en laissant le choix à toute infirmière de faire des quarts de jour, de soir et de nuit durant une période de travail, plutôt de que fonctionner par ancienneté comme dans les hôpitaux francophones, où les nouvelles infirmières travaillent d’abord sur des quarts de nuit, avant de pouvoir accéder à des quarts de soir, et plusieurs années plus tard à des quarts de jour. De plus, dans les hôpitaux anglophones, les infirmières ont l’occasion de travailler sur des quarts de travail de 8 heures ou de 12 heures. Un horaire de travail composé de quarts de travail de 12 heures implique de travailler un nombre plus limité de jours dans une semaine, facilitant la conciliation travail/famille et limitant les déplacements. Les quarts de travail de 12 heures offrent aussi une plus grande liberté aux équipes de gestion lorsqu’il faut remplacer une infirmière. Si l’une d’entre elles travaille déjà sur un quart de 8 heures, il sera moins contraignant pour elle d’accepter de travailler 4 heures de plus et l’infirmière du quart suivant peut accepter de commencer son quart de travail 4 heures plus tôt, ce qui remplace ainsi un quart de travail complet de 8 heures.

En offrant un système plus flexible par rapport aux horaires de travail et en donnant accès aux quarts de jours/soir ou jour/nuit à toutes les infirmières, les travailleuses des établissements anglophones ne sont pas confrontées au temps supplémentaire obligatoire.

Les heures supplémentaires sont proposées sur une base volontaire. Celles qui acceptent de faire quatre heures de travail supplémentaires ont la possibilité de modifier leur horaire de travail à la dernière minute, afin de combler une absence ou un besoin accru de personnel. Le mode de gestion anglophone établit plus d’égalité entre infirmières, rend possible le soutien des jeunes infirmières par celles qui sont plus expérimentées, notamment durant les quarts de nuit et de soir, et évite les problèmes issus de la pénurie d’infirmières.

Quand les conditions de travail sont intolérables, l’épuisement professionnel, la détresse morale et l’abandon de la profession sont en hausse et bien documentés. Pour contrer la pénurie d’infirmières, on doit leur donner de meilleures conditions de travail, ce qui implique des budgets hospitaliers adéquats, un abaissement des ratios infirmière/patients et une meilleure gestion des horaires et du temps supplémentaire. Pour cela, une collaboration entre les syndicats d’infirmières, les associations professionnelles et les milieux universitaires serait appropriée. Sans modifications du mode actuel de gestion, les congés pour cause de maladie et d’épuisement, la fuite vers les agences privées, voire l’abandon de la profession, iront en augmentant. C’est une question d’équité envers des professionnelles qui sont au cœur des services de santé.

* Cosignataires : Gary Mullins, conseiller en gestion et organisation de la santé, et Maxime Boutin-Caron, infirmier et gestionnaire

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