Certains vivent surtout par amour de la vie, pour la joie de s'épanouir dans leurs relations avec autrui; d'autres vivent principalement pour gagner. Pareillement, certains jouent surtout par amour du jeu, pour le plaisir d'être ensemble; d'autres jouent principalement pour gagner.

Pour remporter la victoire, on peut se rendre maître des règles du jeu, en exploiter les failles et tirer profit de ceux qui jouent en amateurs. Ou bien on triche, et le jeu consiste dès lors à ne pas se faire prendre.

Quelles mesures établir contre les tricheurs, contre les corrompus? On peut évidemment mettre en place de nouvelles structures de vidéosurveillance dans la pièce où se déroule le jeu économique. C'est un bon début. Mais c'est insuffisant, car toute caméra a d'immenses taches aveugles, en plus de celles du fonctionnaire qui s'endort derrière. Et toute structure est manipulable.

En fait, c'est la vigilance des autres joueurs qui est essentiellement requise. Leur vigilance, couplée au courage de s'indigner même lorsque tous les autres ferment les yeux.

Samedi dernier, l'Église catholique a béatifié Giuseppe Puglisi, surnommé Don Pino. Quel rapport avec notre problème de corruption? C'est que le prêtre sicilien incarne une forme spéciale de sainteté: il a consacré une bonne partie de son ministère pastoral à s'opposer à la mafia, refusant les privilèges les plus subtilement offerts et exhortant sans relâche les jeunes à choisir de mener une vie droite au lieu de la facilité d'une existence corrompue. Il a si bien fait qu'il a été assassiné par la mafia en 1993.

Don Pino est considéré comme un martyr, non parce qu'il serait mort des mains d'un ennemi de la foi catholique; mais parce qu'au nom de la justice sociale qui découlait de sa foi, il a fait de sa vie une dénonciation si éloquente des profiteurs que ceux-ci l'ont fait taire définitivement.

La foi est sans conteste un roc formidable sur lequel le courage humain peut s'appuyer pour braver les plus puissants - et même la mort. Mais il existe d'autres rocs pouvant jouer ce rôle dans la vie des gens. Je pense, en autres, à ce désir de vivre une existence dont on peut être fier. Une vie bonne, selon l'évaluation qu'en fait notre sens moral.

Refus de collaborer, mise en lumière de la tricherie. Plus facile à dire qu'à faire. Dans un contexte où la plupart des structures civiles sont atteintes et où notre vie est intimement mêlée à celles de centaines d'autres personnes que l'on veut éviter de juger hâtivement, la situation est souvent complexe. Et puis, quels moyens prendre, qui soient proportionnés aux risques que l'on prend, pour soi et pour ceux que l'on aime?

Parce que nous ne sommes pas tous des Don Pino, notre courage doit pouvoir s'appuyer sur une certaine solidarité citoyenne. Comment faire s'épanouir celle-ci? Valoriser davantage, en éducation, l'esprit critique et l'acquisition d'une vaste culture générale? Ça ne pourrait pas nuire au développement, à grande échelle, d'un goût pour la res publica, pour une vie libre et vécue les yeux grands ouverts.

Aussi, les médias sociaux pourraient évoluer dans un sens où ils faciliteraient la formation de coalitions informelles dénonçant la corruption. Malheureusement, puisque le risque de lynchage arbitraire est substantiel dans ces réseaux, le journalisme professionnel restera encore longtemps une instance irremplaçable de vigilance.

En fait, la question est ouverte. Entre l'indifférence de nos sociétés individualistes et la paranoïa affectant la culture de la dénonciation propre aux systèmes totalitaires, il doit bien exister une façon de faire société qui limite la corruption en favorisant la solidarité - voire la sainteté - citoyenne.

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