La Presse a annoncé cette semaine qu'elle évoluera bientôt au sein d'une structure sans but lucratif chapeautée par une fiducie d'utilité sociale. La nouvelle a suscité de nombreuses réactions. L'éditeur Guy Crevier fait le point.

POURQUOI AVOIR TRANSFORMÉ LA PRESSE?

La raison est simple. À nos yeux, le modèle des journaux papier est brisé et de façon irréversible.

Le tirage de journaux papier ne cesse de décroître. La majorité des quotidiens livrent à grands frais des copies à rabais dans le seul espoir d'afficher un tirage acceptable au moment où les lecteurs délaissent le papier.

En 1975, au Canada, on comptait 79 journaux papier par 100 portes résidentielles. Aujourd'hui, on n'en dénombre plus que deux pour le même nombre de portes.

La conséquence va de soi : le lectorat des journaux papier vieillit avec peu de capacité de renouvellement. Si bien que l'âge moyen des lecteurs de papier journal atteint aujourd'hui près de 60 ans alors que la plus grosse part des revenus publicitaires vise la clientèle 25-54 ans.

Il n'est donc pas étonnant qu'au cours des dernières années, les budgets de publicité aient migré à grande vitesse vers le numérique, et particulièrement vers des médias « mesurables ».

La raison est simple. S'il est possible de certifier chaque matin le nombre de copies papier qui sortent d'une usine d'impression, il est impossible de savoir avec précision combien de lecteurs ont lu une édition, combien de temps ils ont consacré à chacune des pages, chacun des textes, chacune des publicités. Ce que tous les joueurs numériques sont aujourd'hui capables de faire avec une précision redoutable.

Résultat : les journaux papier ont perdu pas moins de 66 % de leurs revenus publicitaires depuis 2005. 

L'industrie des médias écrits, qui s'est toujours appuyée en grande partie sur ces revenus, vit donc des moments difficiles. Partout au pays, les journaux sont menacés et les grandes salles de rédaction vivent dans l'incertitude.

Face à ces réalités, se figer dans un modèle brisé équivalait à nos yeux à une condamnation à l'échec.

L'innovation et la transformation de nos façons de faire nous semblaient le meilleur moyen d'assurer la viabilité de notre salle de nouvelles qui joue un rôle fondamental dans la vitalité de la démocratie au Québec.

POURQUOI LA GRATUITÉ DE LA PRESSE+ ?

Notre désir était de devenir rapidement un média de masse numérique. Nous nous devions d'atteindre un taux de pénétration élevé pour inciter les annonceurs à développer des annonces interactives destinées à La Presse+. En plus, nous avions l'obligation de rajeunir notre auditoire.

C'est vrai que de grands journaux aux contenus spécialisés comme le Financial Times, le Wall Street Journal et le New York Times affichent un certain succès avec un modèle payant numérique. Mais leur succès s'appuie sur un auditoire mondial et sur le fait qu'une grande partie de leurs revenus d'abonnement proviennent des allocations de dépenses de grandes entreprises.

Aucun quotidien de la taille de La Presse n'a réussi à démontrer l'efficacité d'un modèle payant dans un monde numérique capable de soutenir les coûts d'opération d'une grande salle de nouvelles.

Et qui plus est, aucun quotidien de la taille de La Presse qui a adopté un modèle payant n'a été en mesure de rajeunir son auditoire.

Nous avons réalisé au cours des dernières années trois études sérieuses et complètes sur la possibilité pour nous d'adopter un modèle payant. Le scénario le plus optimiste évoquait une fourchette d'abonnement variant entre 50 000 et 100 000 abonnés prêts à débourser 5 $ par mois. Si nous avions choisi cette option, dans le meilleur des mondes, cela se serait traduit par des revenus d'à peine 6 millions de dollars par année et des pertes de dizaines et de dizaines de millions de dollars en revenus publicitaires par rapport à la situation actuelle.

QU'AVONS-NOUS ACCOMPLI ?

En premier lieu, nous avons réussi à laisser derrière nous un environnement industriel lourd et coûteux qui exigeait le maintien d'une usine d'impression, de camions qui circulaient chaque nuit sur les routes du Québec et qui nous obligeait à maintenir un produit non interactif et non mesurable dans un univers en rapide et profonde mutation.

Bien sûr, nous avons dû mettre fin au travail des pressiers, des encarteurs, du personnel de la photocomposition et des distributeurs. Au total, près de 400 employés regroupés dans trois syndicats différents ont été touchés. Un grand nombre de ces employés bénéficiaient d'une clause de garantie de travail à vie. Mais il est important de préciser que nous avons réussi à faire ce virage dans le respect de nos employés, et ce, sans une seule journée de conflit de travail.

Le virage que nous avons choisi de prendre était risqué. Nous étions les premiers au monde à nous lancer dans une telle aventure. Le projet était de taille : il a nécessité trois ans d'efforts, le développement et la modification de plus de 25 systèmes de production.

Et pourtant, nous avons aussi réussi à lancer La Presse+ en respectant le budget de transformation qui avait été alloué par notre conseil d'administration. Nous avons aussi rapidement réussi à atteindre une consultation moyenne de 260 000 tablettes par jour, avec une moyenne de consultation quotidienne de 40 minutes.

Nous avons également réussi le tour de force de rajeunir considérablement notre auditoire.

La proportion des 25-54 ans qui nous lisent est plus grande que le pourcentage des 25-54 ans de la société québécoise.

Et surtout, nous avons réussi à mieux résister que bon nombre d'autres joueurs à l'érosion de nos revenus publicitaires. À titre d'exemple, sur un index de 100, les deux plus gros groupes publics de médias écrits au Canada ont réussi à conserver respectivement 35 % et 42 % de leurs revenus publicitaires depuis 2010. 

Sur la même période, La Presse a réussi à conserver 66 % de ses revenus publicitaires.

QU'AVIONS-NOUS SOUS-ESTIMÉ ?

Malgré nos succès, nous reconnaissons que notre modèle n'est pas parfait, loin de là. Aucun grand média de la taille de La Presse n'a encore réussi à trouver la recette qui pourrait assurer sa pérennité, et nous n'y sommes pas encore non plus.

La réalité, c'est que personne dans l'industrie n'avait deviné la montée aussi rapide des géants américains que sont Google et Facebook. Ces deux joueurs accaparent aujourd'hui à eux seuls près de 80 % des revenus publicitaires numériques au Canada.

Leur progression est tout simplement fulgurante. Et elle se fait au détriment de tous les médias traditionnels au Canada.

QUELLE EST LA SUITE POUR LA PRESSE ?

Notre transformation numérique ne fait que débuter.

Ce que nous avons réussi sur la tablette, par exemple, nous devons maintenant le réussir sur les téléphones mobiles. Le défi, encore là, est de taille, car le mobile n'est pas un média d'engagement.

La consultation sur téléphone intelligent se fait pour de très courtes périodes, plusieurs fois par jour pour les consommateurs les plus assidus. Et l'inventaire publicitaire est considérable.

Or sur mobile, la consultation d'applications consacrées à la nouvelle représente à peine 4 % du temps des utilisateurs, d'où la faiblesse des revenus pour les médias d'information présents sur les téléphones cellulaires.

Nous devons également développer une unité d'analyse de données et une plateforme publicitaire performante pour nous permettre d'aller chercher notre juste part des revenus publicitaires numériques.

Ces deux projets, pour ne nommer qu'eux, viendront bouleverser en profondeur, à leur tour, nos façons de faire.

Et pourtant, plusieurs nous reprochent notre démarche. Mais dans le contexte actuel, peut-on nous reprocher notre audace, notre désir d'innover, notre recherche d'un modèle qui nous permette de poursuivre notre mission d'informer un large public avec un produit de qualité ?

Aucun média n'a encore trouvé la recette magique. Aucun média n'a encore réussi à tirer son épingle du jeu dans un environnement largement dominé par de grands joueurs américains.

C'est pourquoi, à La Presse, nos compétiteurs ne sont plus ceux d'autrefois. Ce ne sont plus les autres quotidiens qui tentent eux aussi d'assurer leur pérennité.

Dans une saine démocratie, il est plus que souhaitable que toutes les grandes salles de nouvelles survivent. Il s'agit d'un défi de société qui doit non seulement permettre à La Presse de trouver sa voie, mais également celle qui assure la survie du Devoir, de la Montreal Gazette, du Journal de Montréal et de tous les quotidiens au pays.

POURQUOI UN MODÈLE SANS BUT LUCRATIF ?

Dans un contexte d'érosion des revenus publicitaires, nous devons adopter un modèle qui ouvre la porte à une plus grande diversification des revenus. C'est le choix que nous avons fait, avec l'appui de nos employés et de leurs syndicats, en optant pour un modèle qui permet à La Presse d'évoluer au sein d'une structure à but non lucratif.

Cette nouvelle structure nous permettra de mettre à exécution notre plan stratégique de façon ordonnée et de profiter de l'appui des gouvernements ainsi que de grands donateurs, de grandes entreprises, des fondations et des citoyens.

Nous sommes convaincus que cette approche moderne est adaptée à la nouvelle réalité des médias écrits, qu'elle répond efficacement aux enjeux soulevés par Google et Facebook et nous permettra de poursuivre nos démarches novatrices dans le but d'assurer la pérennité de La Presse.