L'autocensure des professeurs est inacceptable. Enfin, si elle existe... Car ce n'est pas si clair.

Le débat a été relancé par un récent rapport du collège de Maisonneuve dévoilé par Le Devoir. À la suite du départ d'élèves pour rejoindre le groupe État islamique en Syrie, le cégep a créé un projet-pilote sur le «vivre-ensemble».

Dans son bilan, l'établissement s'inquiète que «plusieurs enseignants» s'autocensurent. Pour «acheter la paix», ils éviteraient les «confrontations d'ordre culturel ou religieux» en survolant certains «contenus» ou et n'abordant pas des «oeuvres significatives».

«Si la menace n'est pas toujours réelle, le malaise, quant à lui, est très profond», y lit-on.

En creusant, on réalise que ce problème est mal documenté. Ce passage résulte d'une consultation informelle menée par un professeur de science politique. De son propre aveu, on ne peut chiffrer le nombre de cas ou de collègues touchés - il s'agit d'une toute petite minorité, insiste-t-il. Et il ne peut donner un seul cas concret de livre ou de sujet mis de côté. En fait, on ignore même ce que signifiait précisément l'autocensure.

Alors, à quoi assiste-t-on? À une dangereuse dérive ou à une réflexion de profs sur la pédagogie dans une classe de plus en plus diversifiée?

Aux États-Unis, et dans une moindre mesure au Canada anglais, de tels dérapages sont documentés. Des élèves refusent de lire The Great Gatsby (trop sexiste), Mrs Dalloway (trop suicidaire) ou Things Fall Apart (trop violent). Et il y a des pressions pour que l'évolution soit enseignée comme une théorie parmi d'autres. La sensiblerie et le relativisme s'allient pour empêcher la transmission de la culture.

Si jamais cela survient au Québec, on déchirera notre chemise. Mais on ne semble pas encore rendu là. Quelque chose de plus subtil se passe, et ce n'est pas toujours négatif.

Parlez-en aux profs de cégeps eux-mêmes. Ils vous brosseront un portrait en gris.

Leurs élèves changeaient autrefois, tout comme ils continuent de changer. La cohorte d'aujourd'hui est plus diversifiée, sensible et revendicatrice.

Cela crée d'occasionnelles tensions dans tous les établissements, selon leur culture propre. Au collège de Maisonneuve, où l'arabe est la deuxième langue maternelle, les tensions sont en partie ethno-religieuses. Au cégep du Vieux Montréal, c'est plutôt la tradition hyper militante qui divise.

C'est dans ce contexte que survient ladite autocensure. La plupart du temps, elle semble en fait s'inscrire dans la réflexion habituelle sur la présentation de la matière. Par exemple, un prof de philo s'adaptera à sa classe pour trouver comment faire réfléchir à la mort de Dieu selon Nietzsche ou au viol selon Freud. Il pourra provoquer ou avancer à petits pas, selon son auditoire. C'est normal - il existe toujours une multitude de façons d'aborder une oeuvre.

Tant mieux si le prof réussit à le faire sans mettre ses élèves sur la défensive! L'important est de ne pas diluer le contenu du cours, et d'exiger que chacun subisse les examens.

On peut même y voir un progrès. Jean Laberge, enseignant de philo au cégep du Vieux Montréal, a été suspendu cet hiver pour avoir répété son «dégoût» des homosexuels. Aurait-il été congédié il y a 40 ans? C'est loin d'être certain. Imaginons le climat d'apprentissage dans sa classe pour un jeune gai...

Pour enseigner, un prof doit bâtir une relation de confiance. Bien sûr, cela n'exige pas de se soumettre à la première doléance. Mais selon le rapport du collège de Maisonneuve, les cas «d'autocensure» étaient préventifs. Il n'y avait pas eu de plaintes!

Il est vrai que la nouvelle cohorte d'élèves peut effrayer les profs, surtout les plus vieux. Car une nouvelle demande troublante émerge : ne pas être offensé. Dès qu'il se sent attaqué, un élève voudra interrompre le débat, sans tenir compte de l'intention ou du contexte.

Peut-être que cela incite une poignée d'enseignants à acheter la paix, sans s'en vanter. Peut-être que certains cèdent aussi par clientélisme, parce que les cégeps se battent pour garder leurs élèves. C'est difficile à vérifier.

Reste que pour l'instant, la censure s'observe dans les activités sur les campus, à cause de groupuscules bruyants. Des conférenciers ont bel et bien été empêchés de parler lors de colloques, parce que leur opinion n'était pas la bonne. Il ne faut toutefois pas confondre ces activités avec les salles de cours.

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Ne doit-on pas dénoncer toute forme «d'autocensure», au nom de la liberté d'expression des profs?

Ceux qui le soutiennent s'accrochent à une vision idéalisée des Lumières. Pour eux, la vérité naît du choc des idées. C'est parfois vrai, mais il arrive aussi que le contraire survienne. Que les gens se referment et se polarisent.

Un minimum de respect est nécessaire pour débattre et apprendre. Par contre, ce souci peut mener à un effet pervers, la culture de la victimisation.

Ce qu'il faut donc d'abord défendre, c'est le respect de l'autorité des profs. En incitant chacun à exercer son art avec finesse et audace, pour que le savoir continue de se transmettre.

DES TENSIONS SUR LES CAMPUS

- AU CÉGEP DU VIEUX MONTRÉAL

L'année dernière, un document anonyme circulait sur le campus pour dénoncer les «intervenant.e.s horribles».

Un prof de psychologie y figurait pour son emploi des mots «transexuels» et «sexe». Ces mots «n'ont pas leur place dans le vocabulaire courrant [sic] de 2017, elles sont transophobes», y lit-on.

Une conseillère en service adapté était quant à elle accusée de «violence capacitiste» à cause de son manque d'écoute.

Ce lynchage évoque les pires souvenirs du maccarthysme. On ne met pas d'hyperlien vers ce document, car il est possiblement diffamatoire.

- AU COLLÈGE DE MAISONNEUVE

L'établissement a laissé le prédicateur Adil Charkaoui utiliser ses locaux. Certains de ses fidèles ont essayé de rejoindre le groupe État islamique en Syrie.

Outre cet épisode de radicalisation islamiste, l'établissement est le lieu de tensions communautaires. Selon le rapport sur le «vivre-ensemble», dans les cours d'éducation physique, des jeunes maghrébins refusent de se mélanger aux femmes. Mais on précise qu'il s'agit d'incidents isolés, et que les jeunes maghrébins sont ceux qui font le plus de bénévolat.

Il existe plusieurs autres clivages. Par exemple, entre les élèves des programmes préuniversitaires et ceux des techniques professionnelles, comme pour les futurs policiers. Les enseignants confient avoir dû prendre des précautions durant la grève de 2012 pour calmer ces tensions.

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