Un mort est une tragédie, mais un million de morts, c'est de la statistique. L'aphorisme célèbre aide à mieux comprendre le tollé soulevé par la chasse au couguar en Alberta.

À la fin décembre, l'animateur de plein air Steve Ecklund a publié une photo de la proie morte à ses pieds. Immorale, cette chasse ? Plus on y réfléchit, plus la réponse s'embrouille. Le débat a toutefois un grand mérite : il nous force à examiner les contradictions dans nos rapports aux animaux.

Certains n'ont pas pris ce temps. Laureen Harper, femme de l'ex-premier ministre conservateur, a vite frappé en bas de la ceinture.

*Contrairement à ce que prétend son gazouillis, le couguar ne se cache pas par épuisement. Il grimpe dans l'arbre par habitude pour se protéger des loups et autres canidés, selon le biologiste Mark Boyce.

Mme Harper n'est pas la seule à avoir réagi émotivement. D'autres ont accusé l'animateur d'avoir tué par simple plaisir une bête en voie d'extinction. Ce n'est pas exact ; le félin n'est pas menacé dans l'Ouest canadien, et l'animateur dit ne rien avoir gaspillé de l'animal, bien que sa chair soit réputée peu goûteuse.

Mais il y a plus. D'autres choses peuvent choquer dans la photo. Essayons de l'analyser. Le chasseur pose tout sourire devant cet être sensible à qui il vient d'arracher la vie. Il pose en vainqueur, à la fois triomphant et respectueux pour l'animal prédateur qui lui a opposé une brave résistance. Comme si, en homme viril et authentique, il s'était réinscrit dans la chaîne alimentaire et en était ressorti en méritant son souper. Il savoure cette dose d'adrénaline.

Ce pseudo-retour à l'état de nature est ridicule. Le chasseur doit acheter une carabine construite par quelqu'un d'autre, puis profiter du travail des chiens et parfois d'un guide, pour se trouver à quelques mètres de la bête réfugiée dans un arbre. Suffit alors de ne pas être trop maladroit avec son arme.

Ce qui semble donc surtout choquer dans la photo, c'est l'image conquérante du chasseur, et non la pratique de la chasse elle-même. Sinon, la controverse aurait porté sur la loi albertaine, qui permet de tuer un peu plus de 100 couguars par année. Mais il est vrai que la photo montre une tragédie, et non une statistique.

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L'animateur Steve Ecklund pourrait lui aussi accuser ses critiques d'hypocrisie. Du moins, ceux qui, comme Laureen Harper, mangent de la viande...

À l'épicerie, le bifteck est propre et silencieux. Il n'y a pas de sang qui coule ni d'yeux qui regardent à travers l'emballage. Mais ce morceau de viande a une histoire.

Ce n'est pas parce qu'on ne voit pas le porc qu'il souffre moins. Ce n'est pas parce que le porc est moins majestueux qu'il s'amuse à l'abattoir.

Si le critère est de ne pas tuer ou de ne pas faire souffrir inutilement un animal, alors la chasse est moins nuisible que l'élevage intensif. Et elle est aussi moins hypocrite, car elle force le mangeur de viande à assumer son geste.

Que l'on soit d'accord ou non avec eux, il faut reconnaître que les végétariens et les chasseurs sont les plus cohérents.

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Et si on examine la statistique au lieu de la photo ? La chasse aux trophées est la plus dérangeante, car elle ne sert qu'à tuer pour le plaisir de décorer son salon et son album photo. C'est le cas en Afrique, où de riches touristes viennent décorer leur album photo et leur salon avec des bêtes majestueuses. Dans l'Ouest canadien, des touristes viennent aussi récolter de tels trophées (grizzly, couguar, mouflon), mais ils sont tenus de ne pas gaspiller l'animal. 

Peu importe le type de chasse, on trouve quatre grands arguments pour la défendre : son utilité pour l'économie, la conservation du territoire, la protection de l'espèce ou de ses proies, et enfin, pour se nourrir et se vêtir.

La chasse génère une industrie touristique pour les zones rurales. Or, il faudrait vérifier si l'argent se rend toujours à la population, malgré la corruption dans certains pays africains. Et il faudrait vérifier s'il n'aurait pas été possible de récolter l'argent en invitant les touristes à observer les bêtes au lieu de les tuer.

La chasse peut aussi inciter à protéger un territoire pour que l'espèce se préserve. Le lien de cause à effet n'est pas toujours clair. Au Québec, l'organisme Canards illimités fait un travail important pour protéger les milieux humides. Mais en Colombie-Britannique, la chasse au grizzly n'a pas empêché les sociétés forestières et gazières d'en détruire l'habitat naturel. La province vient d'ailleurs d'en interdire la chasse.

Enfin, dernier argument, la chasse peut servir à contrôler une espèce trop populeuse ou à en protéger les humains. Dans le cas de l'Alberta, la chasse au couguar n'est pas nécessaire ni nuisible. La province délivre un nombre limité de permis de tuer, qui est recalculé chaque année par les biologistes. Et les attaques contre les autres ? Aucun humain n'a été tué depuis 2001. Il arrive que les couguars attaquent des chevaux, des lamas et d'autres bêtes d'élevage, mais ce n'est pas fréquent.

Reste que ces arguments ne s'intéressent qu'à l'utilité de l'animal pour l'humain. Or, on peut aussi accorder une valeur à la vie et à la souffrance de l'animal lui-même.

Expliquez cela à l'animal quand il sort les dents devant vous, railleront des chasseurs. En effet, les prédateurs n'ont pas ce genre de dilemme moral, surtout quand leur estomac gronde. Mais c'est justement parce que l'humain est plus évolué qu'il s'impose des devoirs, comme celui de veiller aux intérêts de ceux qui ne peuvent pas les revendiquer.

Pour aller plus loin

Grizzly Man, un documentaire de Werner Herzog, offre un saisissant témoignage des rapports complexes qu'un humain peut entretenir avec un prédateur.

Des nazis pour les animaux

« Ce que les nazis ont fait aux Juifs, l'Homme le fait à l'animal », écrivait Isaac Bashevis Singer dans les années 60. Pour cet auteur juif, les animaux subissent un « éternel Treblinka ». Il ciblait l'élevage, et non la chasse.

Depuis quelques décennies, notre attitude face aux animaux change. Nos lois aussi. En 2015, le Québec adoptait une loi avant-gardiste qui reconnaît que les animaux sont des êtres sensibles avec des « impératifs biologiques », comme celui d'éviter la souffrance.

Cette loi crée deux catégories d'animaux : de compagnie et d'élevage. Même si les conditions d'élevage seront resserrées, ces animaux resteront moins protégés que ceux qui nous tiennent compagnie. Leur souffrance est donc subordonnée à nos intérêts.

Image tirée de Twitter

L'animateur de plein air Steve Ecklund a suscité la grogne de Laureen Harper en publiant cette photo sur Twitter.

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