« Deux choses remplissent le coeur d'une admiration et d'une vénération toujours nouvelles, écrivait Emmanuel Kant : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. »

Pour s'étonner, Kant n'avait qu'à lever les yeux. Dans son 18e siècle, les étoiles s'observaient sans peine à l'oeil nu. Un soir de nouvelle lune, on en voyait jusqu'à 6000.

S'il était encore vivant, le philosophe jugerait notre ciel triste et vide. À cause de la pollution lumineuse, les étoiles s'éteignent un peu plus chaque année. Leur mystère ne se rend plus jusqu'à nous. Il ne reste que leur lumière pâlotte et étouffée.

Si vous sortez ce soir à Montréal, Québec ou Gatineau, vous risquez de ne voir au plus que quelques dizaines d'étoiles. Et ailleurs, ce n'est pas mieux.

Dans la deuxième moitié du 20e siècle, la pollution lumineuse a augmenté de 3 à 6 % par année sur la planète. Et la tendance se poursuit, selon une récente étude*. De 2012 à 2016, la hausse était de plus de 2 % par année. Un calcul conservateur, car la lumière bleue des diodes électroluminescentes (DEL) récemment posées n'était pas comptabilisée.

Bien sûr, il ne s'agit que d'une moyenne. Il existe encore des zones recluses où la nuit d'encre laisse scintiller les astres. Mais ces sanctuaires se raréfient. En Amérique du Nord, une majorité des gens ne peuvent même plus apercevoir la Voie lactée.

De la Voie lactée, Kant disait que « la faiblesse de la lumière nous oblige à supposer une distance infinie ». Aujourd'hui, il aurait dit : je ne vois rien, je vais aller sur internet.

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Consolation, la pollution lumineuse est la plus facile à combattre. Car elle est locale et réversible.

Par exemple, les gaz à effet de serre de la Chine s'emprisonnent à long terme dans l'atmosphère. Ils affectent ainsi la température de toute la planète, à long terme.

Il y a beaucoup moins de victimes collatérales avec la lumière. Son intensité diminue avec le carré de la distance. Sa nuisance pour l'observation du ciel se limite à un rayon de 200 à 300 kilomètres. Et cette nuisance ne dure pas longtemps. Elle s'enfuit à la vitesse de la lumière.

Avec la pollution lumineuse, on ne paye donc pas pour les erreurs des autres pays et des voisins éloignés. Il suffit de penser localement, et d'agir localement.

Comment faire ? Dans le choix d'un éclairage, quatre facteurs doivent être considérés : l'intensité, la direction, la durée et la couleur. L'éclairage DEL blanc (4000 Kelvins et plus) est le plus aveuglant.

Au Québec, on trouve le meilleur comme le pire.

En 2007, la région entourant l'Observatoire du Mont-Mégantic est devenue la première réserve de ciel étoilé au monde. D'une superficie de 5 275 km2, la réserve s'étend jusqu'à Sherbrooke. La ville estrienne a ainsi opté pour un éclairage DEL ambré (1800K), moins aveuglant, mais plus dispendieux.

Montréal est moins exemplaire. Notre métropole brille autant que Paris, la... Ville Lumière, même si elle est quatre fois moins peuplée. Et cette comparaison n'inclut même pas l'effet réfléchissant de la neige.

Ç'aurait pu être pire. Dans les prochaines années, Montréal devra remplacer plus de 110 000 lampadaires. Le maire Coderre voulait choisir les DEL à 4000K. À l'écoute des critiques, il a finalement opté en janvier dernier pour un modèle à 3000K, qui émet moins de lumière bleutée.

Les DEL blanches sont plus écoénergétiques. Toutefois, elles entraînent d'autres maux. Par exemple, elles dérèglent l'horloge biologique des humains, perturbent des pollinisateurs et désorientent des oiseaux.

Mais il y a quelque chose d'immesurable qui échappe à ces études : l'effet de la disparition du ciel sur notre psyché. Même s'il n'y a pas d'effet sur notre productivité, cela doit tout de même valoir quelque chose.

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Il est vrai qu'en un seul clic, on peut aujourd'hui voir des images du cosmos prises par des télescopes plus précis que jamais. Mais ce contact reste virtuel.

Il y a une expérience humaine qui se perd, celle de contempler la voûte céleste avec ses étoiles qui s'illuminent comme autant de points d'interrogation. Un peu de rêve et de doute ne feraient pas de mal à notre époque si terriblement pragmatique, si sûre d'elle.

Pendant que la science révèle aujourd'hui que l'humain est un animal, la morale du jour fait de chacun son propre dieu. L'individu est devenu la mesure de toute chose. La disparition du ciel ressemble au symptôme de ce monde qui se referme sur lui-même, condamné à se regarder.

Il est parfois bon de se faire rabaisser, de se rappeler qu'on n'est pas si fantastique et que les choses auraient pu se dérouler autrement. Ce rappel de notre fragilité, on peut le trouver dans le ciel. Dans ce face-à-face avec ce qui nous précède et nous dépasse.

Il est grand temps, comme disait Apollinaire**, de rallumer les étoiles.** Le vers provient d'une pièce de théâtre évoquant un mythe grec et la Première Guerre mondiale. On se permet de l'utiliser au premier degré.

Photo fournie par l’Observatoire du Mont-Mégantic

L'état de la pollution lumineuse en Amérique du Nord dans les années 1950

Photo fournie par l’Observatoire du Mont-Mégantic

L'état de la pollution lumineuse en Amérique du Nord dans les années 1970

L'American Medical Association et la Toronto Public Health recommandent des lampadaires de 3000k et moins. La Direction de la santé publique de Montréal ne reprend pas cette exigence**. L'exposition à la lumière bleue est trois fois plus grande à l'intérieur des maisons. Selon ces chercheurs, si on s'inquiète pour la santé humaine, il faudrait d'abord se pencher sur nos ampoules et nos écrans de téléphone ou d'ordinateur.

Les études sur la faune, la flore et les humaines doivent se poursuivre. Un argument en faveur des lumières vives a toutefois déjà été infirmé. Lorsque les lampadaires sont vifs, le sentiment de sécurité peut augmenter, mais ce n'est qu'une impression. Il n'y a pas de lien entre l'intensité d'un éclairage nocturne et le taux de crime. Les larcins peuvent se commettre à la lumière. Et les automobilistes, eux, peuvent même être aveuglés par les variations de lumière.

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