Dans le monde de l'argent, le brun est une couleur menacée. Après la fin de la « cenne », certains veulent retirer les billets de 100 dollars. Et peut-être par la suite en finir avec l'argent comptant.

L'objectif : mieux lutter contre l'économie au noir et réduire les coûts associés à l'argent (manipulation, entreposage et transport).

Certes, les grosses coupures posent de moins en moins problème, pour deux raisons. D'abord, parce que l'inflation réduit lentement leur valeur. Ensuite, parce qu'on les élimine déjà. Par exemple, l'Union européenne a annoncé en mai dernier qu'elle n'émettra plus de billets de 500 euros, tandis que le Canada n'imprime plus de billets de 1000 $ depuis le nouveau millénaire, et que les États-Unis ne le font plus depuis 1969.

Certains voudraient toutefois aller plus vite. L'hiver dernier, la Banque Nationale a proposé de migrer graduellement vers un monde sans argent comptant. L'Association canadienne des paiements a aussi terminé en juin une consultation sur le futur des pièces et des billets.

Les arguments sont beaucoup plus solides pour cesser d'émettre les billets de 100 $ que pour éliminer le paiement en espèces.

Mais avant de les examiner, faisons un état des lieux. Les billets sont de moins en moins utilisés dans les transactions quotidiennes. Les cartes de crédit et de débit sont désormais plus populaires, et l'écart se creuse.

Or, l'argent comptant occupe un tout petit peu plus de place dans notre économie. Même en tenant compte de l'inflation, depuis 10 ans, son poids est passé de 3,5 % à 3,8 % du PIB, rapporte Desjardins. La raison : les grosses coupures. Au Canada, plus de la moitié de l'argent comptant (en valeur et non en quantité de billets) provient des billets de 100 $. Aux États-Unis, c'est 78 %.

Pour résumer : l'argent comptant est moins utilisé au quotidien par les consommateurs, mais les grosses coupures circulent davantage, et l'économie au noir se porte bien...

Il y a, on le comprend, matière à faire des liens.

Si les billets de 100 $ n'existaient pas, la cousine de Gilles Vaillancourt aurait peut-être eu trop de billets en petites coupures pour être capable de s'en débarrasser dans sa toilette, quand la police s'intéressait à l'automne 2012 à son immeuble d'habitation*...

Voilà une idée du genre de monde meilleur que pourrait permettre la disparition des billets bruns.

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Bien sûr, la fin des billets de 100 $ n'éradiquerait pas la drogue, les armes illégales, l'évasion fiscale des millionnaires ou les transactions sous la table. Mais elle les rendrait plus faciles à traquer, car les autres options de paiement (diamants, art, crypto-monnaies) sont volatiles, encombrantes et peu liquides.

Par contre, la mesure risque d'être peu efficace tant que les billets de 100 $ américains demeureront. Il faudrait donc que nos voisins nous imitent. La réflexion a été relancée chez eux cet automne par The Curse of Cash, nouvel essai de Kenneth Rogoff, ex-économiste en chef du Fonds monétaire international. Le débat est vif ; les Américains détestent les intrusions de l'État, du moins quand elle concerne quelque chose d'aussi concret que leur portefeuille.

D'autres réserves existent aux États-Unis comme chez nous. Elles sont à la fois faibles pour protéger les billets de 100 $, mais convaincantes pour garder l'argent comptant.

Coûts

Les banques ont un intérêt évident à ce que disparaissent d'abord les chèques, qui exigent beaucoup de traitement par des employés, mais aussi l'argent. Tandis que les transactions par carte peuvent se facturer.

Vie privée

Le paiement en liquide rend les transactions moins traçables. La protection de la vie privée exige un équilibre. Trop de discrétion avantage toutefois l'économie au noir.

Souplesse

En cas de panne d'électricité, ou pour faciliter les échanges entre amis, le comptant est plus flexible. Mais cela peut très bien se faire avec des billets de 20 $.

Gens vulnérables

Les personnes qui n'ont pas encore accès à l'internet, ou les aînés et les pauvres qui n'ont pas de compte de banque seraient déstabilisés par la fin du comptant. Pour contourner ce problème, Rogoff propose qu'on offre un compte bancaire sans frais aux gens à faible revenu.

Le contre-exemple des États-Unis se trouve en Suède - eh oui, encore eux... Les transactions en espèce y sont 10 fois moins nombreuses que chez nous. Même les vendeurs de journaux de soutien aux sans abri (l'équivalent de L'Itinéraire ici) acceptent le paiement électronique !

L'argent comptant prend de moins en moins de place, et il y a d'excellentes raisons pour accélérer ce virage avec les grosses coupures, de façon prudente et progressive.

* L'enquête policière ne visait pas personnellement la cousine de l'ex-maire de Laval.

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