Le gala des Jutra est dans une situation intenable. S'il garde son nom, la célébration du cinéma québécois sera associée à une personne qu'on soupçonne de pédophilie. Cette controverse reviendra chaque année et gênera ceux qu'on veut honorer. Une odeur de soufre intoxiquera la soirée.

Mais débaptiser le gala créerait aussi un malaise. Il n'y a jamais eu d'accusations criminelles contre Claude Jutra. Il s'agit d'allégations, lancées près de 30 ans après sa mort, au détour d'un livre, sans citations ni détails sur l'âge exact des présumées victimes. Et le réalisateur n'est plus là pour se défendre.

La biographie d'Yves Lever contient cinq pages sur les « pratiques pédophiles » du réalisateur. Cette bombe a été révisée par les avocats de Boréal, et elle n'est pas écrite au conditionnel. C'est assez pour propager le malaise.

Bien sûr, la présomption d'innocence existe. Toutefois, un gala n'est pas un procès. Changer un nom n'équivaut pas à un verdict de culpabilité. Cela n'exige pas de preuve hors de tout doute raisonnable. Seulement la conviction d'agir dans l'intérêt supérieur de notre cinéma.

Que faire ? En débaptisant Jutra, on confirmerait le verdict déjà rendu par le tribunal populaire. En gardant le nom, on laisserait la controverse entacher le gala chaque année.

Peu importe la décision, elle sera perdante. Il y a des dégâts qui sont irréparables.

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Distinguons entre l'artiste et son oeuvre, répète-t-on depuis quelques jours. En fait, il faut aller encore plus loin. Pour protéger l'art des lyncheurs moralistes, trois choses doivent être distinguées : 

 - Une oeuvre attaquée parce que son contenu serait immoral ;

 - Une oeuvre attaquée parce que son auteur serait immoral ;

 - Un artiste attaqué à cause de ses actions criminelles.

Insistons : les deux premières attaques sont détestables, et elles se prolifèrent. Sur certains campus américains, des groupuscules ont même essayé de bannir Fitzgerald, jugé misogyne. Faulkner, jugé raciste. Ou encore Nabokov et son antihéros pédophile, Humbert Humbert.

L'art devrait résister à cet « empire du bien », comme l'écrivait Philippe Muray. Si chaque auteur trempe son stylo dans un préservatif, on aseptisera l'art. Ce serait le triomphe de la vertu totalitaire. Le grand nettoyage éthique.

Pour les mêmes raisons, on peut commémorer une oeuvre même si elle vient d'un criminel. Une oeuvre vit par elle-même. La vie privée ne devrait pas servir à l'accuser.

Là où on bascule dans l'ignominie, c'est quand on fait le raisonnement inverse. Quand on utilise l'art pour excuser la vie privée. Comme s'il s'agissait de débordements inévitables pour un esprit en ébullition. Comme si c'était un dommage collatéral nécessaire pour créer. Il n'existe pas un code criminel standard et un autre pour les artistes.

Les allégations ne changent donc rien aux films de Jutra. Et à l'inverse, ses films ne changent rien aux allégations.

Le gala tombe quant à lui dans une embêtante zone grise. Le réalisateur a été choisi pour ses films, mais c'est son nom qu'on donne aux trophées. L'unique nom par lequel on désigne l'excellence de notre septième art. Est-ce encore le plus approprié ?

Les responsables du gala subissent bien malgré eux cette controverse, mais ils n'ont plus le choix. Ils doivent convoquer le biographe Lever et lui poser quelques questions.

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