Un inquiétant dérapage menace nos débats politiques : celui de la judiciarisation de la parole, où on répond par la bouche de ses avocats.

Cette dérive se poursuit avec la mise en demeure du chef du Parti québécois, Pierre Karl Péladeau, contre le chef caquiste François Legault. Hier, M. Péladeau en a rajouté, en n'excluant pas de poursuivre aussi le leader parlementaire libéral, Jean-Marc Fournier. La raison ? Les deux remettent en cause la légalité du financement du futur Institut de recherche sur l'indépendance.

M. Péladeau n'est certes pas le premier politicien à assimiler une critique à une atteinte à ses droits et à demander aux tribunaux de faire taire ses ennemis. Le premier ministre libéral Jean Charest avait fait la même chose trois fois durant son règne.

Mais cette fois, la mise en demeure ne porte pas sur une insulte jugée diffamatoire ni sur des allégations quant à un possible crime passé. Elle porte sur un désaccord raisonnable au sujet d'une décision à venir. Pourtant, critiquer n'est pas forcément diffamer. Le prétendre, c'est museler le débat. Quel désolant recul pour les élus québécois qui avaient innové en adoptant une loi anti-poursuite bâillon !

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Certaines poursuites en diffamation peuvent être justifiées. C'était le cas de celle intentée par l'ex-chef péquiste André Boisclair contre Jacques Duchesneau. Le caquiste avait fait un lien entre la consommation passée de cocaïne de M. Boisclair, son amitié avec un entrepreneur associé à un Hells Angels, et l'octroi d'un contrat public. M. Duchesneau laissait ainsi entendre que M. Boisclair avait commis un crime, sans avancer la moindre preuve. Les deux se sont finalement entendus à l'amiable.

M. Charest a déjà lui aussi essayé de taire ses critiques. En 2010, pendant que le premier ministre s'obstinait à refuser une commission d'enquête sur le financement des partis, le chef de l'ADQ Gérard Deltell l'avait qualifié de « parrain ». M. Charest avait répliqué par une mise en demeure.

Bien sûr, il n'existe pas de droit à ne pas être insulté, et les insultes peuvent être plus véhémentes si elles ciblent un acteur politique, a rappelé la Cour d'appel l'année dernière*. Les insultes doivent toutefois être liées à des faits. 

Et M. Péladeau ? Durant la course à la direction du PQ, il a proposé de créer un Institut de recherche sur l'indépendance. Il serait tout à fait légitime que des indépendantistes se liguent pour démontrer le bienfait de leur option. Ils le font déjà, sans aucun problème, avec le Conseil de la souveraineté. La question est de savoir si le nouvel organisme sera indépendant du PQ. Et donc, s'il sera assujetti à la loi électorale.

Difficile à dire, car on ignore quelle forme exacte prendra le nouvel institut. D'ailleurs, le Directeur général des élections n'est pas encore en mesure de prendre position. En attendant qu'il le fasse, différentes interprétations peuvent être défendues. Un tel désaccord raisonnable est la nature même du débat politique.

Cette judiciarisation de la parole ne menace pas que les politiciens. Mais elle est encore plus désolante pour eux, car la parole est leur outil de travail.

C'est justement pour la protéger que les députés jouissent de l'immunité à l'Assemblée nationale. Il y a une raison : la critique est essentielle à la démocratie, même quand elle fait de la peine.

*En mars 2015, la Cour d'appel a donné raison à Gilles Proulx, qui était poursuivi pour diffamation par la présidente du syndicat de la fonction publique, Lucie Martineau. Les personnalités publiques doivent s'attendre à recevoir des critiques sévères, ont rappelé les juges. « Conclure autrement m'apparaît susceptible de museler à excès les commentateurs publics », prévenait le jugement.

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