L'état naturel des choses n'est pas la paix, la prospérité, le confort, la satisfaction instantanée et gratuite de tous les besoins et désirs. Depuis toujours, l'ordinaire de l'humanité a plutôt été fait de mort précoce, de famine universelle, de maladie, d'ignorance, de guerre attisée par toutes les sortes de cupidités, de haines et de superstitions.

«Nous sommes à peine sortis de longs siècles de barbarie. Ce fut une tâche considérable (pour l'espèce) de descendre des arbres, de marcher debout, puis de tenter de construire une civilisation viable quand il a fallu partir d'une technologie à base de pierres, de bâtons et de fourrures. Ça demeure un projet. Et le progrès est difficile.»

La réflexion est du neuroscientifique et auteur américain Sam Harris qui, évoluant à mille lieues de la philosophie académique, s'avère un des brillants penseurs de ce début du XXIe siècle. Surtout connu pour son militantisme athée, Harris a aussi fondé un organisme de promotion de la science et de la laïcité, Project Reason.

Projet Raison.

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Le progrès est lent, donc. Et, il est étonnant qu'étonne à ce point la persistance de poches de pauvreté, de violence, d'ignorance. C'est uniquement dans les hallucinations des illuminés politiques que l'on peut voir des sociétés se transformer presque du jour au lendemain, l'être humain modifier sa nature profonde, la prospérité naître sans douleur. Expliquer cette lenteur serait en soi une énorme entreprise. Mais, en s'y livrant, on identifierait probablement un frein plus puissant que tous les autres: l'espèce a une fâcheuse tendance à cultiver la déraison.

Cela se constate dans les petites choses comme dans les grandes.

Dans la persistance de la foi religieuse, bien sûr, et dans la fabrication en quantité industrielle de succédanés faisant appel au surnaturel et à la pseudoscience bon marché. On tue toujours autant par décret divin, en effet. On glorifie des hommes réputés faire des miracles. On met des sociétés sens dessus dessous parce l'un ou l'autre dieu a des goûts particuliers en matière de mode vestimentaire. Les librairies regorgent d'ouvrages ésotériques, parfois fous à lier, infiniment plus nombreux que les livres de science. L'internet est une université de la fumisterie «parallèle» et des théories du complot, versions «alternatives» du réel elles aussi motorisées par la mécanique de la foi.

Plutôt que la lenteur du progrès, n'est-ce pas cette montagne de déraison qui devrait stupéfier?

Préjugés, idéologies, superstitions, rectitude politique (non, elle n'est pas morte, loin de là!), ce sont des idées aussi. Mais mauvaises. C'est-à-dire qu'elles ont échappé à la raison. Or, toute idée irraisonnée devient destructrice lorsqu'elle acquiert du pouvoir par la violence, par la politique, par le poids des institutions ou par la pression sociale. Cela se produit tout le temps. Au jour le jour, on ne le remarque même plus.

Comment se fait-il, par exemple, que la perception occidentale de l'Occident soit devenue si négative? Que l'idée de la faillite de notre civilisation, exhibée surtout par des bourgeois qui jouissent le plus de ses privilèges, soit à ce point répandue? Que l'on puisse manifester dans nos rues - ça s'est vu - en brandissant des drapeaux du Hezbollah, de l'ex-URSS ou de l'ex-Allemagne de l'Est... pourquoi pas des badges de la Stasi? Que les pires horreurs, répressions, massacres, génocides soient complètement ignorés à moins qu'on ne trouve un moyen de les attribuer à l'Occident? Que l'on tente sans relâche de nous convaincre que cette civilisation se détruira elle-même et détruira la planète? Que le statut dorénavant le plus enviable dans nos sociétés soit celui de victime, victime du «système», une toquade turbopropulsée par les médias? Que l'on voit des intellectuels lutter contre la liberté d'expression et des féministes se porter à la défense de la burqa, sinon parce que les droits, notamment celui à la parole et ceux de la femme, sont des acquis exclusivement occidentaux, donc méprisables?

Francis Fukuyama a remarqué dans La Fin de l'histoire: «Si la plus grande partie du monde dans lequel ils (les citoyens) vivent est caractérisée par des démocraties libérales prospères et pacifiques, alors ils se battront contre cette paix et cette prospérité, et contre la démocratie». Ça s'est vu aussi...

Contemplant tout cela, faut-il être pessimiste?

Pas du tout. Précisément parce que notre civilisation est ce qu'elle est. C'est-à-dire la plus tolérante de l'Histoire, y compris à l'endroit de ceux qui professent vouloir la détruire. La plus souple: elle s'accommode de systèmes socioéconomiques aussi différents que ceux des États-Unis et du Danemark. Et la plus résistante: elle a mille fois déçu ceux qui ont prédit son déclin et sa chute, qui le font encore aujourd'hui et le feront à nouveau demain.

La civilisation occidentale, toute imparfaite qu'elle soit, s'est élevée sur le socle de la raison, en effet. Laquelle, même raillée, bousculée, combattue, a toujours fini par avoir le dessus.

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Une remarque encore.

L'éditorial est un genre journalistique, mais aussi littéraire, qui a des racines historiques profondes.

Un éditorial est construit avec, si possible, une certaine élégance dans le style et un grand respect de la langue. À un autre niveau, il résiste - ou devrait résister - à la puissance des modes intellectuelles et des lubies sociales, au piège de l'opinion-minute, à la tentation du journalisme-spectacle, au dérapage consistant à remplacer l'argumentation par la grossièreté et la manipulation de l'émotion.

L'éditorial vivra aussi longtemps que les médias, et le public qu'ils desservent, accorderont de la valeur aux mots, à la beauté de la langue et à la noblesse des idées.

C'était le dernier éditorial de Mario Roy publié dans cette colonne.