Umberto Eco est un des grands intellectuels de notre époque. Pourtant, il a déjà émis un bien étrange commentaire concernant les grands musées de ce monde, foudroyant les «hordes de touristes qui parcourent au pas de course un grand nombre de salles et ne comprennent pas ce qu'ils voient». Faudrait-il leur en refuser l'accès? Il ne l'a pas dit. Mais, chose sûre, «le musée existe pour le public et le public le tue»...

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Dur, dur, de vivre en société, n'est-ce pas?

En particulier dans cette sorte de société qui donne à tous (c'est-à-dire: à n'importe qui) le droit de visiter les grandes maisons culturelles. De se prononcer sur l'art et la littérature. Et même, indignité ultime, de choisir ses dirigeants!

Ça ne plaît pas à tout le monde. Les prolétaires seraient fort étonnés - et scandalisés - d'entendre ce que les gens qui s'autoproclament intelligents et instruits disent d'eux derrière les portes closes des salons bien fréquentés. Même l'universalité du droit de vote est moquée, sinon contestée. Pour le bien du peuple, ne serait-il pas plus sage, en effet, de lui interdire de voter? Et ce, même si devaient surgir quelques problèmes pratiques, dont celui du tri entre rustres et sachants?

L'élection au suffrage universel relève d'un droit nouveau, fragile, encore inégalement répandu sur la planète. Depuis l'Antiquité, on a toujours trouvé d'excellentes raisons pour ne pas concéder ce pouvoir aux esclaves, aux pauvres, aux ouvriers, aux locataires, aux immigrés, aux femmes - dans ce dernier cas, jusqu'à tout récemment.

Pourquoi?

La première raison est évidente: il est dangereux pour les élites de se mettre à la merci des masses laborieuses.

La seconde tient paradoxalement à un déficit de connaissances. À l'ignorance de l'Histoire, laquelle enseigne que les esprits dits éclairés traînent un lourd passé de fabulations idéologiques absurdes et d'errements politiques dévastateurs. À l'ignorance, ensuite, du fait que l'intelligence et le savoir d'une société sont très supérieurs à la somme du bagage intellectuel des individus qui la composent.

Ce dernier point est le plus intéressant.

Il répond en gros au principe moteur de la colonie de fourmis dont le comportement collectif, «politique» en ce qu'il dégage des objectifs et des moyens de les atteindre, fait preuve d'une sophistication admirable, inaccessible à chacun des milliers d'êtres oeuvrant à son succès. Dans La Sagesse des foules, James Surowiecki a exploré ce phénomène de façon scientifique, en dégageant les conditions de fonctionnement optimal. Un bassin de décideurs large et diversifié. Un taux de participation élevé. L'absence de silos, de groupes isolés automatiquement portés dans ces conditions à développer une pensée unique.

De bonnes raisons, en somme, pour ne pas mettre le destin de l'État uniquement entre les mains des gens... intelligents et instruits.