Que dirait-on d'un tribunal qui condamnerait un accusé sans avoir scruté la moindre preuve? Ou d'un policier qui donnerait une contravention sur la base de ouï-dire? Ou encore d'un professeur qui accorderait une note d'échec à un étudiant sans d'abord avoir lu sa thèse?

La réponse est facile : on parlerait de déni de justice et de dérapage. Et c'est exactement ce genre d'injustice qu'a subi la chanteuse Betty Bonifassi mardi soir lors de la première du spectacle SLĀV mis en scène par Robert Lepage, consacré à l'histoire de l'esclavage et aux chants d'esclaves.

Une centaine de personnes, à l'invitation du musicien Lucas Charlie Rose, se sont présentées devant le Théâtre du Nouveau Monde avant la première et se sont fait entendre pendant près de deux heures. «Sale raciste», ont écrit des protestataires sur l'affiche du spectacle à l'entrée du théâtre en visant la chanteuse qui est à l'origine du projet. «Bye, bye, Betty!» et «Cancel the show!» (annulez le spectacle!), criaient d'autres.

Les spectateurs, au compte desquels nous nous trouvions, n'ont pas été épargnés non plus : «Shame on you!» (honte à vous!), nous hurlait-on alors que nous essayions de nous frayer un chemin jusqu'à notre siège. Certains se sont même fait accuser d'être des «suprémacistes blancs». Comme le Ku Klux Klan. Rien de moins.

L'instigateur de la manifestation a expliqué qu'il était nécessaire de protester parce que le spectacle, qui porte majoritairement sur l'héritage douloureux des Noirs, les oblitérait. «Si vous parlez des Noirs, nous voulons faire partie de la conversation», a écrit M. Rose sur sa page Facebook. Difficile d'être en désaccord.

Le gros problème est que ces critiques acerbes, ces accusations gratuites et ces insultes blessantes reposaient sur de fausses prémisses qui s'envolaient en fumée au lever du rideau.

Oui, Betty Bonifassi, née en France de parents italien et serbe, est blanche. Oui, Robert Lepage, l'enfant prodige de Québec, est blanc, mais ce n'est pas le cas de toute la distribution.

Kattia Thony, une comédienne noire, porte sur ses épaules la trame théâtrale du spectacle. Sharon James, noire aussi, tient un rôle central parmi les six choristes. Deux comédiennes sur sept, ce n'est pas énorme et les concepteurs auraient sans doute pu faire mieux, mais on n'est pas dans l'exclusion, comme le prétendaient les manifestants.

L'autre argument des protestataires était celui de l'appropriation culturelle, du vol de l'héritage des marginalisés par les privilégiés, pour faire de l'argent facile.

Or, ce spectacle est tout sauf du fast food culturel. Betty Bonifassi a travaillé à sa conception, a enregistré deux albums inspirés des chants d'esclaves, en a discuté avec des figures de proue du mouvement des droits civils afro-américains. Elle a fait ses devoirs et c'est évident sur scène.

Le spectacle brosse un grand tableau de l'histoire de l'esclavage et déterre plusieurs pans moins connus, dont la présence de l'esclavage au Québec et l'asservissement des enfants irlandais aux États-Unis, sans pour autant minimiser l'expérience la plus douloureuse de tous : celle des Noirs, dans les champs de coton d'hier, mais aussi dans les prisons d'aujourd'hui.

Le spectacle rend aussi hommage à ceux qui ont combattu ce fléau, dont Harriet Tubman, la «Moïse noire». Il se termine par un plaidoyer contre les formes contemporaines d'esclavage et d'exploitation des travailleurs et rappelle au public, majoritairement blanc, qu'il en profite tous les jours en se procurant des vêtements et des produits bon marché.

Parfait, ce spectacle? Non. Plutôt cérébral, il remue rarement les émotions. Mais raciste? Suprémaciste? Les manifestants ont carrément manqué de discernement. Du coup, ils se sont discrédités.

C'est dommage. Une grande partie de leur colère est liée au fait irréfutable que les autochtones et les minorités visibles n'ont toujours pas leur juste place au théâtre, à la télévision et sur les grands écrans du Québec. Plusieurs études ont aussi démontré que les créateurs issus de la diversité ne reçoivent pas leur juste part de subventions et de contrats. Il y a là de quoi s'indigner.

Malheureusement, on ne fait pas avancer la cause en tapant sans retenue sur la tête d'alliés potentiels. On n'établit pas de dialogue en se déchaînant contre les premiers spectateurs d'une création scénique. On rompt tout simplement la conversation et on passe à côté des vrais enjeux.

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