Avec le décès de M. Paul Desmarais, le Canada perd un des plus brillants financiers de son histoire, un grand philanthrope, un patriote. Les gens d'affaires canadiens-français pleurent un pionnier, un modèle. Les universités et les institutions culturelles du pays regrettent un généreux donateur, un amant du savoir et de l'art.

M. Desmarais laisse dans le deuil des amis dans le monde entier, de La Malbaie jusqu'à la Chine, dont il fut un des premiers Occidentaux à anticiper le potentiel. Ses proches perdent un homme bon, un père de famille dévoué.

Pour La Presse aussi M. Desmarais a été un père, comme le souligne notre président, Guy Crevier, dans le texte ci-dessus. Il aimait ce journal dont il a fait l'acquisition en 1967. Il tirait une grande fierté de la qualité du travail de ses artisans, du fait que Montréal, comme les grandes métropoles du monde, est le siège d'un quotidien de référence.

Les jalons de l'extraordinaire carrière de Paul Desmarais sont bien connus, de la relance de l'entreprise d'autobus familiale, à Sudbury, à l'acquisition de Power Corporation, en 1968; de la transformation de cette société en puissance financière, notamment par d'audacieuses acquisitions inversées («reverse takeovers»), à son développement en Europe (avec le Belge Albert Frère), puis en Chine. Cette diversification géographique reposait sur un principe simple: «On ne met jamais tous ses oeufs dans le même panier.»

Longtemps, M. Desmarais s'est démarqué par son audace et son sang-froid lors de négociations complexes et à haut risque. Mais avec le temps, Power Corporation est devenue réputée pour sa solidité, pour la sagesse de sa gestion. «Il faut trouver un juste équilibre entre le risque et la prudence, entre la croissance et la consolidation», disait Paul Desmarais.

Par ailleurs, comme en témoigne le long et patient travail réalisé dans l'empire du Milieu dès les années 70, M. Desmarais a toujours oeuvré en fonction du long terme plutôt que pour encaisser des gains rapides. Les actionnaires de Power Corporation ont grandement bénéficié de cette approche: l'agence Bloomberg a déjà calculé que le rendement de la société avait été légèrement supérieur à celui de Berkshire Hathaway, le conglomérat du légendaire Warren Buffett.

Paul Desmarais était un homme particulièrement discret. Il a toujours fui les projecteurs. Non seulement était-il convaincu que cette façon de faire était plus efficace, mais encore elle cadrait avec sa personnalité. Sa discrétion s'étendait à ses nombreuses contributions philanthropiques. On ne compte pas les institutions et les gens qu'il a aidés, sans faire étalage de sa générosité. «Bien que la rentabilité doive rester l'objectif premier de l'entreprise, celle-ci doit aussi contribuer au bien-être de la société dans laquelle elle opère», soutenait-il.

On connaît l'attachement qu'avait M. Desmarais pour son pays, le Canada. «La citoyenneté canadienne définit notre identité même, déclarait-il peu de temps après le référendum de 1995. Elle est le lien qui nous unit au sein d'une société libre et démocratique. Elle est la source de notre confiance en l'avenir. Pour les francophones, elle est la garantie la plus sûre qu'ils peuvent préserver et promouvoir le français et voir s'épanouir leur culture tout en bénéficiant des nombreux avantages que confère à tous les Canadiens leur appartenance à la vaste société d'Amérique du Nord. Elle fait l'envie du monde entier.»

Son patriotisme l'a amené à beaucoup s'intéresser à la politique. S'il s'est forgé des liens solides avec plusieurs dirigeants politiques, son influence ne fut pas aussi grande que l'a voulu le mythe. D'ailleurs, au fil des ans, plusieurs projets de Power ont été bloqués par les gouvernements, à Québec et à Ottawa. Qu'on pense aux deux premières tentatives d'acquisition du Soleil, en 1973 et 1986, à la création d'un géant québécois du papier, à l'achat de Télé-Métropole, à celui du Canadien Pacifique...

On a, malheureusement, beaucoup moins parlé du grand amour que M. Desmarais portait au Québec et à la langue française. Né en Ontario, il a choisi de vivre à Montréal et d'y installer ses bureaux. Au fil des ans, le patron de Power Corporation aurait pu déménager ses pénates n'importe où dans le monde. Il est resté ici, de même que le siège social de la société. Paul Desmarais était profondément Québécois.

On sait trop peu les préjugés de l'élite du milieu des affaires canadien-anglais que le Franco-Ontarien a dû vaincre. Il y est parvenu parce qu'il savait que «ce n'est pas la langue qui mène les affaires, c'est le cash». Et il espérait que d'autres francophones suivraient son exemple, que le milieu des affaires ne leur soit plus fermé. Il fut un précurseur du Québec inc.

C'est aussi parce qu'il voulait que les Québécois francophones prennent la place qui leur revient, au Canada et dans le monde, qu'il a appuyé nos institutions d'enseignement et de culture. C'est parce qu'il voulait que le Québec dispose d'un hôpital de recherche de calibre mondial et de langue française qu'il a pris à coeur le projet du nouveau CHUM.

Par sa réussite, son audace, sa rigueur, son opiniâtreté, sa modestie et sa sagesse, Paul Desmarais nous lègue un formidable exemple. Aux jeunes Canadiens, il conseillait «d'avoir confiance en eux-mêmes et de ne pas rester enfermés dans un coin particulier du pays ou même du monde. Rien ne les empêche de briguer et d'atteindre les sommets apparemment inaccessibles qu'occupent ceux qui ont osé essayer.»