Le gouvernement Marois songe à supprimer le droit de retrait qui devait permettre aux hôpitaux, universités et municipalités de se soustraire à l'interdiction du port des signes religieux. Qu'en pensez-vous?

EXCLURE PLUTÔT QU'EXEMPTER

Louis Bernard

Consultant et ancien haut fonctionnaire au gouvernement du Québec

L'idée d'une exemption dans une Charte des valeurs est, en soi, presque antinomique. Par définition, les valeurs inscrites dans une telle charte devraient être universelles et partagées par tous les citoyens. Permettre à certains de s'en exempter ne peut se justifier que par des circonstances exceptionnelles. En particulier, prévoir que ceux qui s'opposent à la Charte pourront, s'ils le désirent, la mettre aisément de côté, c'est nier le bien-fondé même de la Charte. Or il semble bien que plusieurs secteurs de notre société aient l'intention de se prévaloir dès le départ de cette possibilité d'exemption: le milieu hospitalier, le milieu universitaire et de plusieurs municipalités parmi les plus importantes. Dans les circonstances, il vaudrait mieux exclure tout simplement ces secteurs de l'application de la Charte. Autrement, le Québec deviendra une mosaïque où certaines institutions auront des «valeurs» différentes des autres, favorisant ainsi une ghettoïsation du Québec plutôt que sa cohésion sociale et son identité nationale. Tenons-nous-en à ce qui fait largement consensus et n'essayons pas de forcer une convergence des valeurs qui n'existe pas.

PARTI CONSERVATEUR ET POPULISTE

Yolande Cohen

Historienne à l'UQAM 

Comment interpréter l'annonce du gouvernement Marois? Certains pensent que c'est de l'improvisation et de l'amateurisme; j'y vois plutôt la détermination d'un gouvernement qui a décidé d'aller jusqu'au bout d'une logique identitaire étroite, élaborée par le Parti québécois, depuis son arrivée au pouvoir. Ce ne sont pas l'égalité entre les femmes et les hommes ni même la neutralité de l'État pourtant promue comme son objectif qui sont les fondements de ce projet de Charte. En ciblant le crucifix qui serait maintenu en place, la manifestation symbolique des Femen québécoises à l'Assemblée nationale témoigne de ce malaise. Ce qui se déploie maintenant est une vision de la société québécoise - fondée sur des valeurs canadiennes-françaises ethnonationalistes - que l'État incarnerait et appliquerait de façon interventionniste. Un des effets collatéraux de cette charte n'est-il pas de faire de la fonction publique un bassin d'emploi réservé à tous ceux et celles qui se plieront aux nouvelles directives de cette Charte? Le PQ se donne à voir tel qu'il est devenu, privé de son aile sociale-démocrate et interculturelle, comme un parti conservateur et populiste.

DES OBJECTIFS PLUS RÉALISTES

Caroline Morgan

Traductrice

D'un côté, abolir ce droit de retrait permettra d'éviter une application chaotique des règles de laïcité dans les établissements visés. D'un autre côté, on se doutait bien que le projet de charte constituerait une bouchée très grosse à avaler. Le gouvernement Marois devrait plutôt penser à ajuster ses objectifs à des proportions plus réalistes et plus justifiables. Les professeurs universitaires, par exemple, représentent-ils vraiment l'État? Même subventionnées, les universités ne sont-elles pas des centres de pensée autonomes? Et les médecins et infirmières des hôpitaux, exercent-ils vraiment une autorité lorsqu'ils prodiguent des soins?

Pour établir des balises à la laïcité, le gouvernement devrait se contenter des corps d'employés sur lesquels il a une prise plus directe: la fonction publique, les figures d'autorité, ainsi que les enseignants et éducateurs de garderie, vus par beaucoup comme des figures d'autorité sur les mineurs. Car le but de cette charte, on ne le répètera jamais assez, n'est pas de combattre le fait religieux, mais de ne pas mêler sa manifestation avec l'exercice de fonctions gouvernementales ou d'autorité.

LE HIC: LES PRATIQUES RELIGIEUSES‬‬‬

Jana Havrankova

Médecin endocrinologue

Manifestement, le gouvernement n'a pas bien réfléchi aux ramifications de la Charte des valeurs québécoises. L'intention semblait simple: interdire les symboles religieux aux employés de l'État. Si le voile islamique se trouvait à l'avant-scène, les autres symboles religieux devaient suivre nécessairement. Sinon, la Charte aurait été discriminatoire envers l'islam. Que fait-on alors avec les médecins qui portent une kippa? On permet une dérogation. Que fait-on avec l'employé d'une mairie arborant un turban? On permet une dérogation. Finalement, il y aurait tellement de dérogations que la Charte se trouverait inopérante. Donc, logiquement, il fallait mettre un frein aux exceptions qui se multipliaient. Ainsi, englué dans une proposition bancale, le gouvernement rigidifie sa proposition en limitant les échappatoires. Mais ce ne sont pas les symboles religieux - à l'exception de la burka et du niqab - qui ont suscité des malaises, mais les pratiques religieuses: congés religieux, exigences de la personne du même sexe dans la prestation des services, etc. C'est sur ces pratiques, non sur les symboles, que le gouvernement devrait se concentrer et éventuellement légiférer. Une discussion plus approfondie sur cette Charte, incluant une commission non partisane, à l'image de la Commission sur le droit de mourir dans la dignité, serait indiquée.

SE PEINTURER DANS LE COIN

Gaëtan Lafrance

Professeur honoraire à l'INRS-EMT

Si l'interdiction de signes religieux se limite aux personnes d'autorité, réduire le droit de retrait peut avoir du sens. Mais si le gouvernement persiste à étendre l'interdiction de signes religieux à l'ensemble des employés de l'État, sans droit de retrait à moyen terme, le terreau pour la guerre des clans est plus que jamais fertile. Dans le milieu universitaire et de la recherche, par exemple, la situation risque d'être explosive. Jusqu'à 20 ans, j'ai été éduqué dans un milieu où les religieuses étaient les servantes, les curés étaient les patrons et enseignants. Pendant que nous, boomers, avons délaissé l'Église, nous n'avons pas remis en question la qualité de notre éducation et jamais nous n'avons exigé que les religieux enlèvent leur soutane ou leur voile. Ensuite, qu'est ce qui symbolise un État laïque? Est-ce seulement l'interdiction du visible comme cette Charte semble le définir? Et l'audible? Dans tous les pays à majorité musulmane, le bruyant appel à la prière cinq fois par jour ne laisse aucun doute sur la place de la religion dans l'État. Chez les chrétiens, la cloche a également été omniprésente dans l'espace audible des villages. Va-t-on interdire l'angélus près du Parlement et la cloche dans nos écoles pour signifier la fin de la récréation?

Gaëtan Lafrance

LA PIÈCE MANQUANTE‬‬

Stéphane Lévesque

Enseignant en français au secondaire à L'Assomption

L'élimination de ce droit de retrait est la pièce qui manque pour faire passer le seuil d'acceptation du projet de charte clairement au-delà de 50%. Si on veut que la religion soit absente de l'appareil étatique, elle doit l'être vraiment. Il faut que le message soit clair et il faut surtout éviter les zones grises. Un potentiel droit de retrait ouvrirait la porte à toutes sortes d'exceptions et à d'interminables chicanes qui ne feraient qu'engorger encore davantage des tribunaux déjà trop occupés. Les seuls gagnants de tels litiges seraient les avocats. Les considérations patrimoniales qu'invoquent certains, que l'on parle du crucifix à l'Assemblée nationale ou de la prière avant des réunions de certains conseils municipaux, n'auront plus leur raison d'être si on déclare par la charte que l'appareil gouvernemental québécois ne désire plus être lié aux religions. Le but premier de la charte est de mettre fin aux querelles devenues trop fréquentes en ce qui a trait aux accommodements culturels et religieux. On veut tracer des balises et celles-ci doivent s'appliquer équitablement à tous, autant aux Québécois de souche qu'aux nouveaux arrivants, autant aux organismes provinciaux que municipaux, autant aux sociétés publiques que parapubliques, autant aux hôpitaux qu'aux universités.

UNE APPROCHE PERDANTE

Jean Baillargeon

Expert-conseil en communication stratégique et en gestion d'enjeux

Le gouvernement étant en situation minoritaire, il semble privilégier une approche perdante. Il devrait faire le contraire et assouplir sa position en éliminant de son projet de charte des éléments qui ne font pas consensus, comme l'interdiction se signes religieux visibles en milieu hospitalier, dans les municipalités et dans la fonction publique en général. Je suggère plutôt une association avec la CAQ pour faire adopter un projet de loi limitant les interdictions de signes religieux ostentatoires aux fonctionnaires en position d'autorité, comme les juges, les policiers, les procureurs, les gardiens de prison et les enseignants au niveau primaire et secondaire. Si la stratégie du gouvernement est de maintenir la ligne dure en cherchant des appuis auprès de l'électorat, je crains qu'il s'isole d'une grande partie de la population, qui n'est pas prête à des mesures trop coercitives en matière de signes religieux. Le discours d'appui à la charte n'a pas été convaincant jusqu'à maintenant et le gouvernement semble à court d'alliés pour le défendre sur la place publique. Il vaut mieux y aller par étape pour affirmer la neutralité des services de l'État  en matière de signes religieux. Cela calmerait les esprits et nous permettrait d'en évaluer l'impact dans son application. Ça, c'est une approche gagnante!

DÉCISION HÂTIVE

Jean-Pierre Aubry

Économiste et fellow associé au CIRANO

Si le gouvernement Marois a déjà, quelques semaines à peine après la divulgation du projet de la charte des valeurs québécoises, cette idée d'enlever aux organismes du secteur public le droit de se soustraire à la règle défendant le port de signes ostentatoires, cela veut dire qu'on fait face à un autre cas où ce gouvernement doit modifier en peu de temps, et un peu en catastrophe, ses plans concernant une mesure de politique publique. Pensons à la promesse de taxer plus les contribuables les plus riches, à la rétroactivité des hausses d'impôts, à l'abolition de la taxe santé et à la baisse des subventions aux commissions scolaires à l'origine du présent conflit. La possibilité d'un tel changement à la charte donne l'impression que le dossier gouvernemental qui a été construit pour définir le présent projet de charte n'était pas suffisamment étoffé. L'analyse du gouvernement Marois semble donc reposer sur peu d'études, être incomplète et avoir été faite à la va-vite. Cela ne donne pas confiance aux citoyens. Plus une question est sensible pour la population, plus il faut bien se documenter, prendre le temps de bien choisir les mesures à mettre en place et bien communiquer les changements à mettre en place. Lors de l'entrevue du ministre Drainville à Tout le monde en parle, j'ai eu l'impression que ces étapes n'avaient pas été suivies.

PRESSION POPULAIRE‬

Jean Bottari

Préposé aux bénéficiaires

Il est évident que si une ville comme Montréal peut se soustraire à l'interdiction du port de signes religieux, la future Charte des valeurs sera loin d'être juste et équitable. C'est probablement la pression populaire et l'incohérence de cette mesure qui aura inspiré les bonzes du PQ à aller dans ce sens. Si ce retrait n'est plus proposé, il faudrait aussi appliquer cette même mesure aux députés siégeant à l'Assemblée nationale. Cela dit, moi qui travaille dans un établissement de santé dirigé par des religieuses, je les imagine mal du jour au lendemain se séparer de leurs habits afin de se conformer aux règles de cette charte, et je les comprends. Ces femmes ne sont pas habillées ainsi par choix individuel, comme le sont les femmes de confession musulmanes ou les sikhs par exemple, qui n'ont pas l'obligation de porter de tels signes dits ostentatoires. Elles le sont par choix collectif d'une communauté qui leur dicte cet accoutrement religieux. C'est fort différent. Que le PQ se le tienne pour dit!

IMPROVISATION PÉQUISTE

François Bonnardel

Député de Granby pour la Coalition avenir Québec

Dans tout le débat sur la Charte péquiste des valeurs québécoises, la question du droit de retrait, comme elle ne s'applique qu'au réseau de la santé, aux universités et aux municipalités, a toujours constitué un faux débat. L'idée d'empêcher une infirmière, un employé municipal ou un enseignant universitaire de porter une petite croix dans le cou est tellement radicale et inapplicable qu'elle n'obtiendra jamais l'appui d'une majorité d'élus à l'Assemblée nationale pour être adoptée. Ce faisant, la question du droit pour ces organisations de se soustraire à la Charte ne se pose même pas. Cependant, même si les restrictions au port de signes religieux à ces postes de fonctionnaires qui ne sont pas en position d'autorité ne seront vraisemblablement jamais adoptées, il est possible de juger du caractère loufoque de l'idée avancée par le péquiste Bernard Drainville. En effet, comment un ministre sérieux peut-il songer à imposer une charte à deux vitesses en créant des milliers d'exceptions à un projet qui divise déjà le Québec ?

photo archives La Voix de l'Est

Le député caquiste de Granby, François Bonnardel.