Le ministre Bernard Drainville vous a-t-il convaincu que l'adoption d'une charte des valeurs québécoises était souhaitable? Quels éléments du projet approuvez-vous ou désapprouvez-vous?

UNE VISION SIMPLISTE

Yolande Cohen

Historienne à l'UQAM

À la recherche d'un consensus qui pourrait contribuer à sa réélection, le gouvernement péquiste ayant épuisé l'argument de la langue comme fondement de l'identité québécoise, et de la loi 101 qui la protège, veut maintenant nous doter d'une charte des valeurs québécoises. Pourquoi? Pour affirmer, défendre une de nos valeurs fondamentales, qui est l'égalité entre les femmes et les hommes. Ainsi, la laïcité et maintenant la neutralité religieuse de l'État nous garantiraient contre les atteintes à cette égalité. Or postuler l'égalité entre les femmes et les hommes ignore la réalité dans laquelle nous vivons. Car si cette égalité en droit nous est garantie par les chartes et la Constitution, tout le monde sait que nous sommes loin de l'égalité de fait. Les inégalités entre les femmes et les hommes sont manifestes tant en ce qui concerne les salaires que la représentation des femmes en politique. Ces inégalités seraient-elles réduites par la neutralité religieuse de l'État? Rien n'est moins sûr. Tout le débat du voile qui, ces dernières années, a enflammé les esprits a porté sur cette question, et la laïcité stricte à la française fait exception en Europe. En Amérique du Nord, le Québec veut également faire exception. Ce projet de charte, qui impose aux minorités religieuses sa vision utopique d'une égalité entre les femmes et les hommes, est simpliste. Il est faux de croire qu'en ôtant leur voile, ces femmes seront les égales des hommes.

ÉQUITABLE ET RAISONNABLE

Stéphane Lévesque

Enseignant en français au secondaire à L'Assomption

Une telle charte est souhaitable. Toutefois, je m'oppose à certains pans de ce projet qui créent d'importantes zones grises. Je comprends que le ministre Drainville a dû modérer ses idéaux de charte laïque totale pour l'État, compte tenu du principe de liberté de religion garanti par la Charte des droits. Cependant, en permettant des exceptions, il ouvre la porte à l'arbitraire et à d'interminables conflits. Je suis convaincu que les tribunaux seraient inondés de causes en discrimination, ce qui ne ferait qu'enflammer le débat auquel on tente de mettre fin. La religion devrait être rigoureusement absente de l'appareil étatique. Cette charte des valeurs devrait donc avoir comme but de modifier la conception fondamentale de la place de la religion dans la vie. Ce que nous devrions viser de changer, c'est la vision selon laquelle un individu ne peut se soustraire à des coutumes vestimentaires ou ornementales sous prétextes religieux. En tant que société d'accueil, on nous a demandé de nombreux accommodements généralement raisonnables. C'est à notre tour d'en demander un aux nouveaux arrivants et aux autres croyants qui veulent s'afficher dans le cadre de leur fonction de représentant de l'État. Conservez votre foi, mais enlevez les signes extérieurs qui en témoignent. Il me semble que c'est équitable et raisonnable.

Stéphane Lévesque

POUR NOUS DIVISER

Nestor Turcotte

Retraité de l'enseignement collégial et résidant de Matane

Le PQ nous avait promis un projet de charte de la laïcité. Il nous présente un projet (car c'en est bien un...) de «charte des valeurs», sans définir ce dernier terme. La laïcité est une notion à la fois philosophique, politique et juridique. Elle règle les rapports, surtout juridiques, entre l'État et les religions. Donc, séparation de l'État et des Églises. Neutralité de l'État à l'égard de toutes les religions. Pauline Marois a bien appliqué cela en se présentant à la messe commémorative à Lac-Mégantic... Elle cherchait des votes ?

Les valeurs liées à la laïcité sont la liberté de conscience, la liberté de religion et de culte, l'égalité en droit pour tous, la neutralité de l'État et le respect des différentes religions.

À l'évidence, le «projet» de charte des valeurs (les deux partis d'opposition aiment mieux parler de charte de la laïcité) dérive. Il va trop loin lorsqu'il entre dans le champ des signes religieux. Les interdire, c'est quitter la laïcité pour entrer dans le laïcisme, doctrine qui vise à l'élimination de toute référence religieuse dans l'espace public. Le gouvernement voulait réunir. Une fois de plus, il va nous diviser. Seuls les députés pourront s'y soustraire. Des lois pour les autres, pas pour eux!

TROP LOIN

Joëlle Dupont‬

Étudiante en droit à l'Université de Montréal

Une charte des valeurs québécoises n'était pas en soi une mauvaise idée et aurait permis de mieux protéger, via un cadre juridique, notre identité distincte. Les organismes publics étaient aussi nombreux à réclamer des balises claires. Toutefois, le projet présenté par le PQ erre lamentablement.‬‬ La laïcité de l'État? Incontournable. Cependant, le propre d'un État de droit comme le Québec est justement de dépersonnaliser l'État, de séparer cette entité des personnes qui le représente. Une infirmière n'est pas l'État, ni un directeur de SAQ. Et donc, seuls ceux l'incarnant de manière coercitive (policiers, juges) devraient se soumettre à la neutralité ostentatoire, et c'est déjà le cas via leur code vestimentaire strict. Et franchement, y a-t-il ne serait-ce qu'une seule personne doutant de la neutralité religieuse de l'État? Personne de sensé, non, même en voyant des infirmières voilées ou un élu portant la kippa. Inscrire la laïcité étatique au Code civil semble légitime, mais la charte présentée va beaucoup trop loin.‬‬ La protection de l'égalité homme-femme est également incontournable. Toutefois, les mesures de cette Charte risquent d'aggraver le problème en excluant de nombreuses femmes (car elles sont bien plus visées, ne nous le cachons pas) de bons postes, bien rémunérés et permettant à ces dernières de s'intégrer harmonieusement à la société.‬‬‬‬‬

UNE ARGUMENTATION DÉFICIENTE

Jean-Pierre Aubry

Économiste et fellow associé au CIRANO

 J'aime beaucoup l'idée d'affirmer certains principes de base comme la séparation entre l'Église et l'État, le caractère laïc de ses institutions publiques, la neutralité de l'État. J'aime aussi l'idée que les services de l'État soient offerts et reçus dans un environnement où les citoyens sont considérés comme étant égaux. J'apprécie enfin le fait que le gouvernement veuille rendre obligatoire le visage découvert lorsqu'on donne ou reçoit des services de l'État. Par contre, je ne pense pas que la neutralité de l'État nécessite que les employés de l'État cachent la religion qu'ils pratiquent. En fait, il n'y a aucune assurance que la prestation d'un service sera plus neutre si le prestataire cache son choix de religion. Le gouvernement doit cependant demander la neutralité à ses employés et sévir lorsqu'on manque à ce principe. Étant un lecteur assidu de nombreuses publications du gouvernement, j'ai très souvent remarqué que les auteurs de documents de reddition de comptes présentent très souvent une argumentation très sélective et très biaisée, chose qui va à l'encontre des principes de transparence et d'objectivité. C'est plutôt dans ce domaine que le gouvernement doit faire plus d'efforts pour assurer une plus grande qualité de l'information donnée aux citoyens.

L'ENNEMI À L'INTÉRIEUR

Daniel Gill

Professeur agrégé à l'Institut d'urbanisme de la Faculté de l'aménagement de l'Université de Montréal.

Le triste spectacle électoraliste auquel nous convie le PQ s'inscrit dans une mouvance occidentale, conséquence du vieillissement de la population. Confrontée à une fécondité anémique depuis quelques décennies, la race caucasienne est en voie d'extinction. Pour pallier les conséquences économiques, les pays occidentaux n'ont d'autres choix que se rabattre sur l'immigration. Phénomène qui touchera particulièrement le Québec qui, sans immigration, compterait 2 millions d'habitants en moins en 2056. Autrefois colonisateurs, les Occidentaux sont en voie de colonisation, d'où le sentiment xénophobe qui surgit de plus en plus. D'autant plus que l'étranger nous est culturellement différent. La véritable laïcité devrait au contraire se traduire par une plus grande ouverture. Cependant, la crainte de notre disparition nous en empêche. Soyons honnêtes, c'est le voile qui vient nous toucher le plus profondément dans nos valeurs québécoises et qu'on aimerait voir disparaître. Qu'on veuille l'interdire dans la fonction publique, ceci ne changera en rien sa présence de plus en plus grandissante dans l'espace public. Coincé entre son vieillissement et son désir de maintenir sa langue vivante, le Québec a fait le choix de favoriser l'immigration musulmane et n'aura donc pas le choix d'apprendre à vivre avec cette situation. L'ennemi n'est plus à l'extérieur, il est maintenant à l'intérieur, telle est la logique du PQ qui y a trouvé un terrain fertile pour gagner la prochaine bataille électorale.

Daniel Gill

LES NON-DUPES ERRENT*

Philippe Faucher

Professeur au département de science politique et chercheur associé au Centre d'études et recherches internationales de l'Université de Montréal

La défense de la langue ne fait plus recette, alors il faut inventer une autre crise. Il n'y a pas de pire abus de pouvoir que de gouverner en suscitant la peur et en misant sur l'ignorance. Faire croire que Montréal se déchire pour un voile est un leurre. Saint-Timothée de Hérouxville (laïcisée en Hérouxville en 1986) a débarqué à l'Assemblée nationale.

Invoquer la défense des valeurs est habile. Les opposants sont immédiatement suspects: sont-ils des nôtres? Ce sont évidemment les musulmans, que nous avons invités avec insistance, parce que compétents et francophones, à venir s'installer au Québec, qui sont les premiers (les seuls) visés (parce que visibles). Nous voilà revenus au temps des Croisades. Notre culture et nos valeurs résultent d'un métissage, comme celui qui nous entoure. La croix du drapeau du Québec (un « patrimoine » de 1948) renvoie au catholicisme et sa couleur bleue symbolise la protection, certainement méritée, de la Vierge Marie. Sous le pseudonyme commercial de Père Noël se dissimule Saint-Nicolas, lui-même réincarnation du nordique Odin. Tout change. Serons-nous dupes longtemps?

*emprunt à Jacques Lacan

Philippe Faucher

OÙ S'EN VA-T-ON AVEC CETTE CHARTE ?

Pierre Simard

Professeur à l'ÉNAP à Québec et fellow senior de l'Institut Fraser

Le gouvernement a finalement annoncé les lignes directrices de sa fameuse charte. Sans surprise, l'adoption de balises pour régler les demandes d'accommodements raisonnables réconcilie la plupart des analystes. Par contre, l'interdiction du port de signes religieux ostentatoires pour le personnel de l'État continue de diviser le Québec. Sur ce dernier aspect, un élément de la proposition Drainville me laisse particulièrement songeur. La charte des valeurs sera assortie d'un droit de retrait pour les universités, les hôpitaux, etc. Même s'il s'agit d'une mesure transitoire, on peut anticiper que plusieurs institutions utiliseront ce droit de retrait pour se différencier de la concurrence: histoire d'attirer une nouvelle clientèle ou de recruter de nouveaux employés réticents à se dépourvoir de leurs signes religieux. En conséquence, les citoyens choisiront de fréquenter les institutions qui satisfont le mieux leurs préférences. Il faut donc s'attendre à ce que cette clause favorise l'émergence d'une mosaïque d'organisations où les citoyens seront à même de choisir celle qui leur convient... pour un temps du moins. Le paradoxe, c'est que si d'un côté, cette charte permet de satisfaire les préférences variées des citoyens, elle favorisera une certaine ghettoïsation des nouveaux arrivants. Ce qui va à l'encontre des visées du gouvernement. Voilà qui me laisse croire qu'on ne sait pas très bien où on s'en va avec cette charte.

INUTILE ET XÉNOPHOBE

Francine Laplante

Femme d'affaires

La charte des valeurs proposée par le PQ m'apparaît inutile et xénophobe. Elle ne me semble être qu'un prétexte pour détourner l'attention des citoyens sur les réels enjeux. Suis-je la seule à être plus que saturée d'entendre parler de laïcité et de charte des valeurs? Je voudrais rappeler à nos élus qu'en dehors de ces querelles qui m'apparaissent d'une utilité secondaire, nous avons une panoplie de problèmes concrets et urgents à régler. Je veux plutôt qu'on discute des solutions pour enrayer la faim chez les enfants, tout comme la pauvreté et la toxicomanie dans les réserves autochtones. Je veux entendre nos élus débattre à propos des solutions pour que les enfants malades aient droit à tous les services dont ils ont besoin. Je veux que les aînés soient traités avec dignité et que toutes les allocations de départ injustifiées des élus et des nommés soient abolies. Je veux que l'on retire aux motards le droit à l'aide juridique et que nos enfants puissent fréquenter des écoles décentes sans moisissures. Je veux pouvoir circuler sur des routes sécuritaires et que l'on instaure des projets économiques avantageux dotés de règles moins rigides pour les PME. Chers membres de la classe politique, arrêtez de parler de voile et de crucifix. Parlez plutôt de faim et de soins!

RECONNAISSANCE DE NOS DROITS CIVIQUES

Jean Baillargeon

Expert-conseil en communication stratégique et en gestion d'enjeux

J'appuie le gouvernement du Québec dans son initiative pour exclure une fois pour toute une préséance au droit divin dans l'exercice du respect des droits civiques, ce qu'il appelle la charte des valeurs québécoises. La neutralité de l'État face aux religions qu'elle soit catholique, musulmane ou juive est une garantie de la protection des droits civiques que nous nous sommes donnés en tant que société égalitaire ou tous les citoyens, hommes et femmes, ont les mêmes droits, ce que ne peut garantir aucune religion. Aucune liberté religieuse ne peut donc avoir préséance sur nos droits civiques égalitaires. Alors comment protéger ces droits civiques dans les services publics de façon neutre et impartiale? Les gardiens de l'application de ces droits, les personnes en autorité devraient donc respecter un devoir de réserve tout comme le font les fonctionnaires quant à leur option politique. Ainsi, la neutralité devrait être exigée par ceux et celles qui assument des responsabilités dans l'application des lois qui régissent l'ensemble de nos institutions publiques. Cela implique l'adhésion formelle aux valeurs et aux droits civiques qui gouvernent la société québécoise et le respect du code vestimentaire imposé par l'employeur, soit l'État québécois. Personne n'impose à quiconque de travailler dans la fonction publique, il s'agit d'un choix qui amène des responsabilités, dont le devoir de réserve et la défense des droits civiques reconnues dans nos lois.

CHARTE CONTESTÉE

Jean Bottari

Préposé aux bénéficiaires

Les juges et les policiers, entre autres, ne pourront porter de symboles religieux, car ils ont des pouvoirs de sanction. Les élus de l'Assemblée nationale, eux, sont exemptés de cette interdiction. Ce sont pourtant eux qui adoptent les lois qui accordent ces mêmes pouvoirs de sanction. Et que dire aussi du fameux crucifix qui symbolise l'ère Duplessis et trône au dessus du siège du président de l'Assemblée nationale et que la charte protège sous prétexte qu'il fait partie de notre patrimoine. De plus, je suis outré de savoir que le gouvernement de Pauline Marois va consacrer 1,9 million de dollars de notre argent à la promotion de sa charte des valeurs qui ne tiendra probablement pas la route, car les partis d'opposition ne voterons pas en faveur. D'autant plus que les contestations juridiques fuseront de toutes parts en commençant par le gouvernement du Canada.

DES MESURES EXAGÉRÉES

François Bonnardel

Député de Granby pour la Coalition avenir Québec

Le PQ veut bien plus exploiter l'enjeu des accommodements que lui trouver une solution réaliste, applicable et durable. Après six ans d'attente, le gouvernement aurait pu soumettre un projet de loi et s'éviter un chemin de croix sur le parcours qu'il veut emprunter. Le PQ pourrait d'ailleurs s'inspirer de notre proposition dévoilée en août qui offre une solution précise, responsable et équilibrée, qui améliorerait sensiblement le projet péquiste qui contient des mesures avec lesquelles nous sommes d'accord, mais aussi trop de mesures exagérées et radicales. De l'aveu même d'Henri Brun, conseiller juridique du gouvernement et du Parti québécois, l'application tous azimuts de restrictions quant au port de signes religieux par les employés du secteur public, plutôt que limitée aux personnes en autorité comme proposé par la Coalition, pourrait bien ne pas passer le test des tribunaux. Quant au Parti libéral, il se contente de poursuivre « l'oeuvre » de confusion de Jean Charest. Il dit qu'il est pour la neutralité de l'État, mais accepterait les signes religieux chez les personnes en autorité comme les juges et les policiers. La proposition de la Coalition constitue une excellente opportunité de régler rapidement cette question et de se remettre à l'ouvrage sur les enjeux de l'économie et de l'emploi qui préoccupent aussi beaucoup, et souvent davantage, les Québécois.

photo archives La Voix de l'Est

Le député caquiste de Granby, François Bonnardel.

UNE CHARTE DIACHYLON

Adrien Pouliot

Chef du Parti conservateur du Québec

Les signes religieux portés par les employés de l'État ne compromettent pas la séparation de l'Église et de l'État ni sa neutralité (déjà reconnues par la jurisprudence - donc pas besoin d'en rajouter) et ils ne devraient pas être bannis, question de respecter le droit à la liberté de religion et d'expression. Par contre, l'État peut imposer un code vestimentaire prohibant à ses employés d'avoir le visage caché. En énonçant les conditions suivant lesquelles un accommodement peut être accordé, la Charte est une autre imposition étatiste pour réglementer des conflits privés qui devraient se régler entre individus. Quant à l'égalité homme-femme, son principe est déjà consacré dans la charte canadienne et la charte québécoise: on a besoin de le prévoir dans une troisième loi ?

Par ailleurs, la Charte tente d'occulter un véritable problème, celui des politiques québécoises d'immigration et des résultats de celles-ci. On devrait plutôt d'avoir un dialogue sur cette question et se demander pourquoi nous avons tant d'immigrants au chômage ou sur l'aide sociale, et pourquoi tant d'immigrants fuient le Québec après moins de cinq ans plutôt que d'imposer une charte diachylon pour masquer les bobos.