Le gouvernement Marois reporte à l'automne le dépôt d'une «charte des valeurs québécoises», qui édictera des «règles claires pour encadrer les demandes d'accommodement religieux». D'après vous, l'adoption d'une charte de la laïcité est-elle nécessaire, voire souhaitable, au Québec ?

Marc Simard

Professeur d'histoire au cégep Garneau à Québec



NON SUR LES «VALEURS QUÉBÉCOISES»

Le gouvernement Marois se propose de déposer à l'automne une charte des «valeurs québécoises» pour «encadrer les demandes d'accommodement religieux». L'objectif est louable, mais la démarche viciée. Le ministre Drainville entend en effet fonder cette charte sur les «valeurs québécoises». Pour ma part, je ne vois pas ce que l'égalité de tous devant la loi, l'égalité entre les hommes et les femmes et la neutralité des services publics ont de «québécois». Ce sont des valeurs issues de l'humanisme et de philosophie des Lumières qui se sont peu à peu implantées dans la plupart des sociétés occidentales, et au Québec souvent plus tard qu'ailleurs (voir le suffrage féminin). Si le ministre parle de valeurs québécoises, c'est forcément qu'il pense à autre chose. Or, si ces «valeurs québécoises» comportent d'autres éléments que ceux sur lesquels sont basés l'État de droit et l'égalité des citoyens dans une perspective de laïcité, sa charte ne fera qu'opposer une vision du monde à d'autres. A fortiori si elles reposent, même partiellement, sur des fondements patrimoniaux, moraux ou religieux. Cette charte doit impérativement être une charte da la laïcité dans l'espace civique, faute de quoi elle ne sera que l'affirmation du «nous» contre «eux». «Ne prie pas dans mon école et je ne penserai pas dans ton église» devrait en être le précepte.

Jean-Pierre Aubry

Économiste et fellow associé au CIRANO



BESOIN DE REPÈRES

Avoir une charte de la laïcité sera utile. Elle permettra d'avoir des repères non seulement pour encadrer le réponses aux demandes d'accommodements religieux et pour mieux faire connaître aux immigrants potentiels des valeurs et des pratiques sociales importantes de la société québécoise, mais surtout pour assurer à plus long terme une plus grande cohésion sociale entre les citoyens du Québec. La charte de la laïcité sera utile pour éviter que ces points de repère ne changent avec un changement de ministre ou de parti au pouvoir. Certes, il y aura des débats enflammés autour de son contenu. Ce sont des débats qu'il est sain d'avoir dans notre société, mais à plus long terme, comme ce fut le cas avec la charte des droits et libertés du Canada et celle du Québec, il se formera un consensus social relativement fort en faveur de cette charte de la laïcité. D'une certaine façon, cette charte a pour objectif de préciser un des domaines peu définis dans la charte des droits et libertés, soit celui de la coexistence de la liberté de religion avec d'autres droits et libertés des personnes. La prochaine étape pourrait être d'écrire une charte des responsabilités des citoyens.

Pierre Simard

Professeur à l'ÉNAP à Québec et fellow senior de l'Institut Fraser



LA CHARTE DE L'INTOLÉRANCE

Dans une société où la religion n'exerce plus d'influence sur le pouvoir politique depuis longtemps, il faut se demander à quoi servirait une telle charte des valeurs québécoises. Peu importe qu'on en change le nom, le but de cette charte de la laïcité est essentiellement de discriminer les citoyens sur une base religieuse. En fait, l'insistance du PQ à vouloir purifier l'identitaire québécois ne se limite plus à la langue. Le bon Québécois doit aussi être athée ou catholique non pratiquant. Au pas, ces mauvais Québécois qui portent le turban, mangent halal ou cachère. Pourquoi s'acharner à diviser la population? Parce que l'exploitation des antagonismes a toujours été une stratégie politique efficace. Ainsi, lorsque le Québec sera à feu et à sang, le gouvernement du PQ s'érigera en arbitre des conflits. Il lui sera alors facile d'imposer ses vues en distribuant des droits et des privilèges à sa base militante ou aux groupes de pression qui soutiennent sa cause. Pour un parti qui a la certitude d'avoir perdu le dernier référendum à cause du vote des minorités ethniques, je ne suis pas certain que l'édiction d'une charte de l'intolérance soit une bonne manière de réunir les conditions gagnantes à un prochain référendum.

Pierre Simard

Jana Havrankova

Médecin endocrinologue



PERTINENTE, MAIS PROBLÉMATIQUE

La charte de la laïcité devrait énoncer les grands principes et éviter de s'embourber dans les détails. Tout État moderne devrait reléguer la religion dans l'espace privé et dans les lieux du culte. Il devrait par ailleurs limiter les références religieuses dans l'espace public et les abolir dans l'exercice des affaires de l'État. Il est clair que la soi-disant liberté religieuse ne peut entraver le droit à l'égalité homme-femme ni le fonctionnement des institutions. Mais comment ces principes louables vont-ils se traduire dans le quotidien? Par exemple, lorsque l'on veut interdire les signes religieux ostentatoires, lesquels va-t-on ainsi qualifier? Alors que le bannissement de l'espace public de la burqa et du niqab, qui cachent le visage de la femme, trouvera un large consensus au Québec, l'interdiction du voile islamique sera plus problématique (sans parler du crucifix à l'Assemblée nationale...) Avant longtemps, certains avocats brandiront la Charte des droits et libertés, aussi bien canadienne que québécoise, pour contester de tels interdits.  Pour le fonctionnement des institutions publiques, des accommodements raisonnables locaux peuvent exister sans que quiconque en soit incommodé. Parfois, en voulant utiliser un cadre rigide, on s'attire des problèmes complexes. Le gouvernement désire éviter cela, espérons-le.

Jana Havrankova

Antonin-Xavier Fournier

Professeur de sciences politiques au cégep de Sherbrooke



MANQUE DE VISION ET DE COURAGE

Dans un nombre important de dossiers sensibles, le gouvernement Marois fait malheureusement preuve d'un manque de vision que la situation minoritaire ne peut expliquer à elle seule. On pense bien sûr au développement des ressources naturelles et des hydrocarbures, aux différentes coupures tous azimuts ou encore au recul sur la charte des valeurs québécoises. À cela, il faut ajouter l'incapacité chronique à promouvoir la souveraineté et la gouvernance souverainiste, deux projets qui sont pourtant au coeur du programme présenté aux électeurs le 4 septembre 2012.

Le résultat, avouons-le, est catastrophique : improvisation, tergiversation, recul. Tout cela donne l'impression d'un gouvernement qui manque de courage politique et qui se limite à gérer les affaires courantes de l'État plutôt que de s'attaquer vigoureusement aux problèmes multiples qu'affronte la société québécoise. En ce sens, la décision du gouvernement Marois de repousser, une fois de plus, un projet important s'inscrit malheureusement dans une suite logique de décisions incohérentes. Une telle vision gouvernementale risque simplement d'accentuer une chute qui s'annonce déjà brutale!

Nestor Turcotte

Retraité de l'enseignement collégial



VALEURS COLLECTIVES OU PERSONNELLES?

Une charte est un ensemble de règles régissant une organisation officielle. Le Québec a déjà sa charte des droits et libertés de la personne. Celle-ci considère que tous les êtres humains ont des droits et libertés intrinsèques, que tous les êtres humains sont égaux en valeur et dignité, que l'égalité entre hommes et femmes doit être respectée, que les droits et libertés de la personne humaine sont inséparables des droits et libertés d'autrui. 138 articles explicitent ces données de base. Que va nous dire de plus une charte des valeurs québécoises? Et d'abord, de quelles valeurs s'agit-il? Des valeurs collectives ou des valeurs personnelles? Les unes peuvent être traitées sans les autres, mais les unes et les autres sont toujours entremêlées.

En se tenant aux valeurs collectives, on pourrait énumérer quelques valeurs qui peuvent forger une société saine : d'abord, la participation à la vie collective, puis le partage de la richesse, la productivité, la gratuité, un ensemble de valeurs communes qui nous rassemblent (la charte des droits et libertés de la personne), la sagesse des lois et la valeur de chacun des citoyens. Si le Québec n'est pas en campagne électorale à l'automne, le PQ va sans doute déposer un document de base pour dicter ses orientations. Je soupçonne le gouvernement, incapable d'accoucher d'une charte de la laïcité ouverte et inclusive, de vouloir faire avaler la pilule, en utilisant une autre formulation. Les citoyens devront veiller au grain.

Stéphane Lévesque

Enseignant en français au secondaire à L'Assomption



HIÉRARCHIE DES LOIS

En réalité, la question est double. Premièrement, un délai est-il nécessaire pour déposer un tel projet de charte ? Deuxièmement, devrait-on adopter une charte de la laïcité au Québec ? Pour ce qui est du délai, c'est toujours une marque de sagesse de prendre le temps de bien faire les choses au lieu de se lancer tête baissée pour éteindre les feux. En ce qui a trait à la pertinence de la charte elle-même, c'est essentiel de se prémunir contre les avancées religieuses dans plusieurs sphères de notre société. Ce qu'il faut clarifier, c'est la hiérarchie des codes de lois. Pour tous les Québécois, il faut qu'il devienne éminemment clair que le Code criminel a préséance sur les valeurs ou croyances religieuses. Aussi, il faut délimiter, lorsque c'est nécessaire, la portée de la Charte des droits et spécifier, par exemple, que le droit à l'exercice de la religion peut être limité par le code civil. On a vu récemment, ici même à Montréal, que le droit de garer son véhicule en des endroits proscrits mettait en opposition les « droits religieux » et le code de la route. Il faut que ces conflits soient anticipés et que l'issue soit prévue d'avance. Cette éventuelle charte de la laïcité devra donc, selon  moi, être précise, développée, clairvoyante et, surtout, accompagnée de sanctions claires pour les gens qui voudraient s'y soustraire.

Stéphane Lévesque

Khalid Adnane

Économiste à l'École de politique appliquée de l'Université de Sherbrooke



JUGEMENT VERSUS BÉQUILLE

Est-ce qu'une charte de la laïcité est utile ou encore souhaitable? D'entrée de jeu, la réponse est non. Non, parce qu'on n'a pas besoin d'une charte de la laïcité pour savoir que dans une société comme la nôtre, qui baigne dans la modernité, il y a une séparation claire entre l'État et la religion, que la pratique religieuse relève de l'espace privé et que les citoyens sont tous égaux, qu'ils soient hommes ou femmes, noirs ou blancs, hétérosexuels ou homosexuels, et ce, peu importe leur confession religieuse. Plus encore, on n'a pas besoin d'une charte de la laïcité pour délimiter ce qui doit être toléré comme accommodement raisonnable « exceptionnel » ou pas. Ça relève plutôt du jugement, du discernement et du bon sens du décideur, qui doit garder à l'esprit que cet accommodement ne doit, en aucun cas, constituer un privilège qui rentre en conflit avec le principe d'équité envers les autres citoyens dans la société. En ce sens, une charte de la laïcité, même si elle devait voir le jour l'automne prochain, et peu importe sa teneur, ne pourrait exempter le décideur de son devoir de bon jugement. Sinon, le décideur, pour paraphraser un adage célèbre, continuera simplement à « [utiliser les lois] comme l'ivrogne, les lampadaires, pour s'appuyer plutôt que pour s'éclairer » !

Photo

Khalid Adnane

Jean Baillargeon

Expert-conseil en communication stratégique et en gestion d'enjeux



CHARTE AVEC CONSTITUTION

Tant que le Québec n'aura pas sa propre constitution, la charte de la laïcité n'aura qu'une valeur symbolique, car elle sera contestée auprès des tribunaux jusqu'en Cour suprême, qui elle, donne préséance à la charte des droits et libertés canadienne. Rappelons que celle-ci fait partie de la constitution canadienne adoptée sans l'appui du Québec en 1982. Les précédents jugements de la Cour suprême ont toujours favorisé la liberté individuelle et religieuse face aux droits collectifs, que ce soit la laïcité ou les droits linguistiques, comme ce fut le cas pour les droits des anglophones, en limitant les pouvoirs de la charte de la langue française. Le chef de l'État canadien est la reine d'Angleterre qui détient son titre de droit divin. Dieu est donc la référence ultime en terme de droits et libertés pour l'interprétation de la constitution canadienne. Le gouvernement du Québec devrait présenter une charte des valeurs québécoises associée à une constitution québécoise pour que sa charte ait son plein droit de citer. Ainsi, les Québécois auraient un portrait complet des choix à faire lors d'un prochain référendum, une constitution québécoise versus une constitution canadienne, l'une ayant une charte de références de droits collectifs laïques et francophones en termes de droits et libertés, et l'autre ayant une charte de références de droits individuels culturels et religieux.

Jean Gouin

Directeur général de la Fédération des médecins résidents du  Québec



OÙ EST LA NÉCESSITÉ ?

Le Québec s'est doté en 1975 d'une Charte des droits et libertés de la personne. Ce document est qualifié par André Morel de « document unique dans l'histoire législative canadienne » et a été rédigé en prenant pour fondement des principes comme l'indivisibilité, l'interdépendance et l'indissociabilité de la personne. Il n'y a aucune nécessité, à mon avis, de se doter d'une autre « Charte » pour asseoir les valeurs québécoises. Celles-ci sont édictées dans la Charte actuelle. Qui plus est, notre Charte est très éloquente quant aux libertés individuelles qui y sont décrites. Ainsi, l'article 9.1 prévoit que : « Les libertés et droits fondamentaux s'exercent dans le respect des valeurs démocratiques, de l'ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec. » A-t-on réellement besoin de plus que cela ? Quand on fait référence aux libertés et droits fondamentaux, le choix de sa confession religieuse en fait partie. Notre droit est bien encadré par les lois présentement en vigueur et, s'il y avait nécessité absolue d'encadrer davantage les demandes d'accommodements religieux, il est prévu, toujours à l'article 9.1 de la Charte, que : « La loi peut, à cet égard, en fixer la portée et en aménager l'exercice. » Alors, pourquoi vouloir ajouter une autre Charte ?

Jean Gouin

Raymond Gravel

Prêtre dans le diocèse de Joliette



LAÏCITÉ OUVERTE ET RESPECTUEUSE

Une charte sur la laïcité est importante au Québec, en autant qu'elle ne soit pas le reflet d'un intégrisme laïque qui rejette toute expression religieuse au sein de la société québécoise. Si nous remplaçons le dogmatisme religieux par un dogmatisme laïque, à saveur MLQ (Mouvement laïque québécois), je m'y opposerai fermement, car ce n'est pas là le désir de l'ensemble des québécois de toutes origines et même ceux de souche. 

Dans le Québec des années 1950, nous avons tous connu les abus du pouvoir religieux de l'Église catholique, de connivence avec le pouvoir politique de l'époque. Cela a laissé des cicatrices encore douloureuses chez plusieurs Québécois. Heureusement, la Révolution tranquille des années 60, avec le renouveau proposé par le concile Vatican II ont permis de réconcilier le peuple québécois avec son Église, puisque celle-ci a su s'adapter à la diversité culturelle et au pluralisme religieux qui composent maintenant la société québécoise d'aujourd'hui. C'est pourquoi, les québécois sont demeurés religieux tout en étant critiques de l'institution à laquelle ils appartiennent encore. Si nous remplaçons l'intégrisme religieux de jadis, caractérisé par des interdits et des obligations de toutes sortes par un intégrisme laïque qui imposerait ses règles et ses interdits en matière de signes et d'expression religieuse, la laïcité deviendrait une sorte de religion répressive qui s'impose à tout le monde et qui ne respecte personne.  Au Québec, que l'on soit croyant ou non, religieux ou pas, on ne peut interdire à quelqu'un d'afficher sa croyance ou son incroyance, si la personne respecte l'autre dans sa différence. Si le gouvernement rédige une charte sur la laïcité, celle-ci doit affirmer les valeurs communes à tous : égalité homme/femme, l'usage de la langue française et le patrimoine culturel et religieux du Québec, et elle doit refléter la diversité culturelle et religieuse qui compose le Québec actuel.