Si vous le permettez, j'aimerais attirer votre attention sur ce détail : les États-Unis sont en train de se demander très sérieusement si le chef de leurs armées est sain d'esprit et s'il gouverne vraiment.

Bon, on peut commencer...

Longtemps après sa mort, on découvrit deux ou trois choses étranges sur William Lyon Mackenzie King. L'homme qui détient le record de longévité à la tête du gouvernement du Canada aurait pu passer pour cinglé, si l'on avait su qu'il parlait aux esprits.

Le spiritisme était à la mode dans certains cercles et avec des amis autour d'un guéridon, le premier ministre consultait sur les affaires courantes Léonard de Vinci lui-même, mais aussi Louis Pasteur, sa mère et son regretté chien Pat.

(Remarquez qu'entre Pat et Steve Bannon, je préfère le quadrupède.)

Son journal laisse voir une admiration sincère pour des dictateurs, et pas des moindres : Mussolini et Hitler, qui avec leur poigne redressaient leur pays en redonnant le pouvoir au peuple, a-t-il écrit. Peut-être un jour ces gens-là allaient-ils sauver le monde ?

Comme il se contentait de noircir des cahiers au lieu de livrer ses états d'âme à Twitter, rien n'y paraissait.

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Des croyances irrationnelles, un attrait pour des tyrans étrangers... Ça vous rappelle quelqu'un ?

Depuis que des extraits du livre de Bob Woodward ont été publiés, le thème de la « folie » du président des États-Unis a refait surface. Depuis son élection, et même avant, toutes sortes de commentateurs, dont des psychiatres, y étaient allés de leur diagnostic. L'ouvrage de Woodward et la tribune anonyme publiée mercredi dans le New York Times nous montrent maintenant que même parmi les collaborateurs qu'il a choisis, on trouve généralement Donald Trump déséquilibré, sinon carrément inapte. On est au point où des hauts placés de l'administration américaine disent travailler en sous-main pour empêcher Trump de causer trop de dommages. L'un retire des documents de son bureau avant qu'ils ne soient signés et acquièrent force de loi ; d'autres font semblant d'obéir à ses ordres déraisonnables...

Plusieurs n'ont pas manqué de l'observer : des non-élus n'ont aucun pouvoir constitutionnel pour contrecarrer le pouvoir exécutif et modifier ses décisions. Si vraiment l'homme est inapte, alors il faut suivre la procédure pour l'empêcher de diriger.

En principe, c'est vrai. Mais en réalité, les chances de faire déclarer Donald Trump incapable d'exercer ses fonctions pour cause de désordre mental sont très minces.

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Que se passerait-il ici ?

Il n'existe dans la Constitution canadienne aucun mécanisme de remplacement du premier ministre. La fonction n'apparaît même pas dans le texte ! C'est une pure convention qui veut que le premier ministre soit le chef du parti ayant remporté le plus de sièges aux élections.

Quand un premier ministre meurt, le gouverneur général nomme son remplaçant parmi le Conseil des ministres. Il est arrivé qu'un ordre de succession parmi les ministres soit dicté par le premier ministre. Justin Trudeau a choisi l'ordre d'ancienneté, ce qui fait que Ralph Goodale, élu pour la première fois en 1974, lui succéderait.

Il y a bien un « ordre de préséance » pour hiérarchiser les membres de l'État, où le gouverneur général est suivi du premier ministre, puis du juge en chef de la Cour suprême, etc. Mais il est purement protocolaire.

Quand John A. Macdonald est mort, en 1891, c'est le vieux sénateur John Abbott qui est devenu premier ministre. Il a démissionné en 1892, pour faire place à John Thompson, mort en 1894 au château de Windsor en allant visiter la reine Victoria. Deux autres lui ont succédé avant qu'il y ait des élections, si bien que quatre premiers ministres de suite ont été « désignés » sans le moindre vote.

En plus des morts subites (Duplessis, Sauvé et Johnson), il est arrivé qu'un premier ministre québécois soit expulsé de la fonction par une révolte de son propre cabinet (c'est ainsi que Lomer Gouin a pris le pouvoir). La seule question à résoudre, finalement, est celle de savoir si le chef du parti au pouvoir a la confiance de la Chambre. En cas d'inaptitude, le parti au pouvoir devrait « tasser » le premier ministre et tenter d'avoir l'appui de la Chambre.

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Les États-Unis sont une république et leur système est complètement différent. Le président dirige un cabinet dont aucun ministre n'est élu. La Constitution précise qu'en cas de mort ou d'incapacité du président, c'est le vice-président qui lui succède. Sauf que le texte original contient une phrase ambiguë. Quand William Harrison, le neuvième président, est mort en 1841, un débat constitutionnel a eu lieu, au terme duquel on a nommé le vice-président. Cela a fait jurisprudence lors des décès présidentiels subséquents, mais après la mort de John F. Kennedy, on a décidé d'amender la Constitution pour clarifier le processus.

C'est ainsi qu'est né en 1967 le fameux « 25e amendement ».

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Que dit cet amendement ? D'abord, que si le président s'estime incapable d'exercer ses fonctions, il en avise le Congrès et le vice-président lui succède. Comme Donald Trump se considère comme un « génie très stable » et le meilleur de tous les temps, écartons tout de suite cette hypothèse...

Si le vice-président « et une majorité » des responsables des ministères ont des raisons de croire que le président est incapable d'exercer ses fonctions, ils en avisent le doyen du Sénat et le président de la Chambre des représentants. Trump pourrait alors répliquer en niant être fou. Il reprendrait aussitôt ses fonctions... mais le vice-président aurait quatre jours pour présenter une requête qui devrait être adoptée par les deux tiers des membres des deux chambres...

À moins d'un dossier médical, d'une preuve bien documentée, on voit mal comment cela pourrait se produire - sans même parler de l'aspect purement politique des majorités requises : les républicains contrôlent encore le jeu et n'ont pas assez peur de perdre « à cause » de Trump pour l'éjecter.

Le tempérament exécrable, la paresse intellectuelle, la faiblesse d'esprit, l'ignorance et l'impréparation rendent un président inopérant politiquement. Mais est-ce une incapacité au sens constitutionnel ? Sans doute pas.

Ce n'est sûrement pas, en tout cas, ce qu'on avait en tête lors de l'adoption de cet amendement il y a 51 ans. Vous me direz : qui aurait pu prévoir un Trump ? C'est vrai. Mais on n'avait pas pensé que le 25e amendement servirait à écarter un président nul, voire archinul, qui n'est pas officiellement dément.

Dans ce contexte d'absence de preuve médicale ou de témoignages sérieux de dérapage cognitif, les gens de la Maison-Blanche qui « trahissent » Trump ont une sorte d'excuse pour violer la Constitution en usurpant une partie du pouvoir exécutif.

Il faut arrêter en attendant de parler de maladie mentale et de fantasmer une destitution prochaine.

L'incompétence crasse n'est pas un motif de destitution. Et, comme disait Brassens, pour reconnaître que l'on n'est pas intelligent, il faudrait l'être...