La première chose que Lise Payette a faite en devenant ministre a été de congédier son sous-ministre.

« On a écrit sept ou huit projets de loi sur l'assurance auto, on n'est pas intéressés à en écrire un autre », lui avait-il dit.

L'idée de soustraire les accidents d'automobile du régime de la responsabilité civile, et donc des tribunaux ordinaires, flottait dans l'air et dans les cartons du gouvernement depuis un certain temps. Mais... Trop compliqué, trop coûteux, trop de résistances... On ne le faisait pas.

On était pourtant devant ce que René Lévesque avait appelé le scandale de l'assurance auto. Les Québécois payaient les primes les plus élevées au Canada. Le quart des automobilistes n'étaient pas assurés, faute de moyens. Le tiers des accidentés ne recevaient jamais rien. Et les autres devaient endurer des délais, des avocasseries, des procès...

Le lobby des compagnies d'assurances était évidemment hostile à l'idée d'une étatisation du régime. Quant au Barreau, il a mené une lutte agressive et acharnée, et pas seulement pour sauvegarder les droits des accidentés : 10 % des avocats avaient des dossiers d'assurance auto.

Imaginez une femme sans la moindre expérience politique, sans connaissance particulière du domaine, qui se fait dire par le premier ministre : arrange-moi donc ça, Lise ! Elle se heurte immédiatement à une bureaucratie blasée qui se dit « Y a rien à faire », à des groupes professionnels bien organisés et influents qui lui feront barrage.

Elle s'y est attelée et elle l'a fait, dans l'intérêt général.

Il fallait donc de l'ambition, de la préparation et une détermination de fer pour mener le projet à terme. Lise Payette l'a fait. Elle l'a surtout bien fait.

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Quarante ans plus tard, le domaine des erreurs médicales ressemble beaucoup à la scène scandaleuse de l'assurance auto des années 70. Des victimes obligées de se lancer dans un combat judiciaire douteux, long et coûteux ; des indemnisations aléatoires ; des médecins qui paient des primes servant en grande partie à financer les combats judiciaires d'arrière-garde.

Même un juge de la Cour supérieure s'est permis d'exprimer l'an dernier son exaspération devant ce système archaïque, foncièrement injuste. Ne faudrait-il pas un « no fault » médical ? Évidemment oui.

Les erreurs médicales, ou, disons, les accidents médicaux, ne sont pas assimilables aux accidents de voiture. Mais les deux domaines ont ceci en commun : on ferait mieux de trouver un moyen d'indemniser toutes les victimes plutôt que d'engloutir des millions et des heures à se demander si le docteur Untel a commis une faute à 17 h 03 le 9 septembre 2016.

Mais l'époque n'est pas aux grandes ambitions politiques. Les États sont endettés, les citoyens se méfient des structures et des machins gouvernementaux, l'indignation s'use...

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Songez qu'en moins de deux ans, Lise Payette a fait naître la Société de l'assurance automobile. Elle n'est évidemment pas parfaite, mais le système qu'elle a remplacé l'était encore bien moins. Elle s'autofinance. Et la plupart des catastrophes qu'elle était censée créer ne sont pas advenues.

En théorie, un régime de responsabilité civile vise exactement cela : rendre responsables de leurs agissements les citoyens. Chacun assume les dommages qu'il cause par sa faute.

Dans un régime « sans égard à la faute », ne va-t-on pas récompenser les irresponsables et punir les prudents ? Autrement dit, en plus de limiter le droit du citoyen d'obtenir une juste compensation devant les tribunaux, on risque de rendre les routes encore plus dangereuses, vu qu'on ne sera plus tenu personnellement responsable...

Ce n'est pas ce qui est arrivé. La SAAQ a évidemment un intérêt puissant à encourager la sécurité routière, puisque chaque blessé fait sortir de l'argent de ses coffres (dans un compromis bien mesuré, Lise Payette a accepté que les assureurs privés conservent le marché des dommages matériels).

Ce n'est pas entièrement « grâce » à la SAAQ, évidemment, puisque la même tendance est observable un peu partout. N'empêche : le bilan routier en 40 ans s'est amélioré de manière spectaculaire.

En 1978, 1765 personnes sont mortes sur les routes, contre 359 l'an dernier, même s'il y a trois fois plus de voitures sur les routes. Il y a moins de blessés graves et moins de blessés tout court également. Un bilan par habitant meilleur que la moyenne canadienne. Les provinces qui ont conservé le système lié à la faute ont vu les primes exploser et certaines vieilles pratiques judiciaires persister.

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Ce n'était pas la réforme la plus importante de ce gouvernement hyperactif. Mais c'était une des plus difficiles à accomplir.

Bien des choses ont changé et on ne peut pas plaquer la réalité des années 70 sur celle d'aujourd'hui. Une chose demeure, cependant. Aucune réforme importante ne se fait sans opposition. Sans faire face à plein de gens qui disent : on ne peut pas faire ça. Rien de majeur n'est accompli sans conviction, sans vision à long terme ou sans préparation. Toutes choses dont Lise Payette a fait preuve dans cet épisode exemplaire.

Dans ce milieu de campagne électorale, on devrait célébrer un peu l'envergure et l'ambition politique, me semble...