C'est plus qu'une défaite pour Gilbert Rozon. C'est une voie nouvelle qui s'est ouverte hier et personne ne sait où elle va mener.

Pour la première fois au Canada, une action collective a été autorisée contre un individu. En l'occurrence le célèbre producteur montréalais, à qui l'on reproche des agressions et du harcèlement sexuel remontant parfois à 1982.

L'étape de l'autorisation est relativement sommaire et ne garantit pas un succès sur le fond des choses. Il s'agit simplement de filtrer les demandes pour s'assurer qu'elles répondent à des critères minimaux.

Mais le jugement d'autorisation du juge Donald Bisson est plus qu'une simple application technique de ces critères. Il est indissociable de l'air du temps. Il tient compte de la spécificité des affaires d'agression sexuelle. «Il est reconnu que l'accès à la justice pour les victimes d'agression sexuelle est parsemé d'embûches» et que les victimes ont «énormément de difficulté à dénoncer les agressions», écrit le juge Bisson.

Or, un des objectifs des actions collectives est d'ouvrir une voie d'accès à la justice à des personnes qui autrement ne seraient jamais entendues.

L'avocat de Gilbert Rozon voyait une sorte d'impossibilité théorique à traiter autant de cas particuliers dans une seule action. Quand une grève illégale touche des usagers, elle les touche tous de la même manière. Quand des gens reçoivent du sang contaminé, ils sont victimes de la même négligence. Mais un groupe incluant «toutes les personnes agressées ou harcelées par Gilbert Rozon» depuis 1982, ça ne fait pas forcément un groupe uniforme.

Le juge n'a pas retenu cette objection. Son ton même annonce une sorte de nouvelle ère. «Une action collective [...] permet à toutes les victimes de comprendre qu'elles ne sont pas seules, que les agressions ne sont pas de leur faute et que si elles ont le courage de venir de l'avant pour dénoncer les sévices sexuels commis à leur égard, elles rendront plus vraisemblables les récits des autres victimes.»

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Commençons par dire que les cas de victimes d'actes criminels qui poursuivent leur agresseur au civil sont assez rares chez nous. En Europe continentale, les procès criminels ont lieu en présence d'une «partie civile», qui recherche un dédommagement en argent en plus de la condamnation criminelle. Chez nous, les deux instances sont séparées. Comme très souvent les auteurs d'actes criminels sont sans le sou ou rapidement ruinés, ce genre de recours civil individuel est rarement entrepris.

Il est arrivé plusieurs fois, par contre, que des groupes de victimes entreprennent une action collective contre des communautés religieuses pour des sévices sexuels, souvent camouflés par les autorités.

Mais contre une personne, jamais. 

Le cas de Gilbert Rozon est une première : la comédienne Patricia Tulasne n'a pas déposé une poursuite personnelle contre le producteur. Elle a entrepris, au nom d'un collectif appelé «les Courageuses», ce recours inusité contre un individu.

Au départ, ces actions ont été créées dans notre droit pour permettre à des groupes indéterminés, généralement très grands, d'obtenir justice et punir des comportements socialement répréhensibles. On pense à des affaires de pollution, de droit des consommateurs, de santé publique (le tabac), etc.

Ces recours permettent un meilleur accès à la justice en regroupant les causes similaires de plusieurs personnes; elles évitent aussi la multiplication des recours pour les mêmes faits et visant les mêmes personnes ou entreprises.

Au moment d'autoriser un recours, le juge ne pèse pas la valeur de la preuve. Il vérifie s'il y a une apparence de droit, si les faits allégués permettent la conclusion recherchée, si la composition du groupe rend difficile ou peu pratique l'exercice d'un autre type de recours, et si les faits sont suffisamment similaires.

Le juge Bisson, un expert en matière d'actions collectives, a estimé que les critères essentiels étaient respectés. Le procès aura donc lieu.

La partie est loin d'être jouée pour autant...

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Les questions difficiles vont maintenant se poser. D'abord, la question de la prescription. Pourquoi avoir attendu autant avant de poursuivre? Ce n'est pas insurmontable vu le rapport d'autorité et les effets bien établis des agressions, mais c'est un enjeu véritable.

Deuxièmement, il faudra faire une preuve non pas hors de tout doute, mais «prépondérante» des agressions et cas de harcèlement. On sait que Gilbert Rozon nie fermement avoir agressé Patricia Tulasne.

Ensuite, même si «20 cas connus» sont avancés, ces cas sont très différents. Une agression sexuelle est une infraction criminelle, mais le harcèlement sexuel relève du droit du travail - et du droit civil. Il faudra donc démontrer à tout le moins une forme de «modus operandi», de schéma répétitif. Cela supposera d'entendre plusieurs plaignantes et de prouver plusieurs cas individuels.

On est loin des cas de communautés religieuses où il y avait eu condamnation criminelle, ou aveux, ou camouflage bien établi par des documents. 

Ici, Gilbert Rozon n'admet rien. Il faudra prouver plus que des cas séparés, mais une réelle similarité entre eux. Sinon, il n'y a pas lieu de faire une action «collective».

«Il peut n'y en avoir qu'une seule qui se manifeste», écrit le juge. Théoriquement, sans doute. Mais la demande parle de 20 cas qui ne seraient que «la pointe de l'iceberg». Il faudra faire une preuve qui n'est pas simple.

Et en cas de victoire des «Courageuses», il faudra ensuite faire des mini-procès individuels pour évaluer les dommages de chacune. Rien d'impossible, bien entendu. Mais l'étape d'hier n'est que la première d'une bagarre judiciaire qui est loin d'être gagnée pour les plaignantes.

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Au-delà de tout ça, il faut noter que l'électrochoc a porté dans le système judiciaire. Le juge Bisson s'est indigné du fait que l'avocat de Gilbert Rozon parle de «charme» dans un contexte de pouvoir. Une «banalisation grossière et déformée», a-t-il écrit. Et ce, au moment où la preuve n'est pas encore administrée. Il y a des commentaires qui ne passent plus comme une lettre à la poste...

Notons pour finir ces statistiques dévoilées hier : l'an dernier, dans la foulée de #metoo, le Service de police de la Ville de Montréal a reçu 23% plus de plaintes pour agression sexuelle qu'en 2016. Et 346 personnes ont été accusées, comparativement à 310 l'année précédente.

Oui, il s'est passé quelque chose, ça s'entend, ça se lit, ça se mesure...