La convocation avait été fixée à 10 h, au Palais des congrès. Ce n'est pas la première fois que les employés de La Presse sont invités à une « annonce » de la haute direction. Mais à moins de 24 heures d'avis ? Et suivie d'une conférence de presse ?

Rien n'avait filtré. Même dans notre monde de fuites, d'incessant bavardage et de rumeurs, on n'avait rien réussi à « savoir » d'un peu solide. Mais, de toute évidence, l'heure était grave.

On a vu André Desmarais entrer hier matin dans la salle du Palais des congrès, ce qui en soi est un événement. Il y aura bientôt 30 ans que je travaille dans cette boîte. On ne voit jamais les « propriétaires », à moins d'un incendie ou d'une rencontre fortuite dans un ascenseur une fois tous les neuf ans.

Très rarement un représentant de la famille Desmarais, qui possède La Presse depuis 1967, s'adresse-t-il directement aux employés. Encore moins pour dire : on ne sera plus propriétaire de La Presse, posez toutes les questions que vous voulez.

Il s'est assis à côté du président, Pierre-Elliott Levasseur, et a attendu calmement toutes les questions. Rentabilité, ligne éditoriale, abonnements, possibilité de vente, etc.

C'est une époque qui s'achève, il était ému, il ne peut « pas imaginer » le Québec sans La Presse. Mais on ne reviendra pas en arrière. L'édition papier ne reviendra pas. « On est passé de 79 foyers à 2 foyers sur 100 qui reçoivent le journal papier, et le lecteur moyen a 62 ans », a dit Pierre-Elliott Levasseur.

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La veille à TVA, l'homme d'affaires Graeme Roustan parlait comme s'il était sur le point d'acheter La Presse et de repartir les rotatives. Dans tout son plan imaginaire et fantasmagorique, Roustan a dit au moins ceci d'incontestable : si La Presse fabriquait du beurre de pinottes, il y a longtemps qu'elle serait fermée.

De notre propriétaire, il faut reconnaître le mérite rare d'avoir appuyé l'innovation, d'avoir investi massivement pour réinventer un modèle d'affaires qui, partout dans le monde, s'écroule et s'écroulera de plus en plus vite.

Il n'était pas obligé de le faire. Il aurait pu gérer la décroissance. Il est allé dans le sens du développement quand à peu près tout le monde dans l'industrie des journaux croisait les doigts avant de se mettre à comprimer les dépenses, encore et encore.

Ce que ç'a donné, c'est La Presse+, un succès d'auditoire incontestable. Un rajeunissement du lectorat. Un ralentissement de la décroissance des revenus. Mais pas de magie économique pour autant...

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Il y aura toutes sortes d'analyses, de critiques et de sombres pronostics. Qu'un journal naguère aussi rentable que La Presse devienne une organisation à but « non lucratif », pense à des dons de fondations, quand on y pense avec un peu de recul historique, c'est évidemment un énorme choc.

Il y en a tout plein pour dire que le choix du « tout numérique » de La Presse a été une erreur, la preuve : Power Corporation la cède à une entité promise à l'absence de profits. Ces smattes-là nous l'avaient « bien dit ».

À ceux-là, je rappellerai que les journaux « imprimés » sur du papier sont dans la même détresse économique. À commencer par le plus grand titre au Canada, le Toronto Star. « Nous sommes très, très près de la fin », a dit le président de son conseil, John Honderich, il y a trois mois.

Deux, trois chiffres, juste pour nous situer. Depuis 2005, les revenus publicitaires des journaux au Canada ont fondu de 75 % - passant de 2,7 milliards à 0,7 milliard. Dans la même période, les revenus publicitaires dans le monde numérique sont passés de 0,6 à 7,7 milliards. Seul hic, 80 % de cette somme s'en va chez Google et Facebook.

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Alors quoi ? Alors que vous alliez chercher du papier fait avec des arbres en Gaspésie pour y mettre des mots ou que vous disiez les choses sur une tablette, on est tous plus ou moins dans le même bateau. Et il prend l'eau.

La réalité, tout aussi impensable il y a 10 ans seulement, c'est que les journaux au Canada vont survivre notamment avec l'aide gouvernementale, comme dans certains pays européens. Et que le gouvernement n'allait pas envoyer des chèques aux familles les plus riches du Canada, les Thompson, Honderich et autres à Toronto, les Desmarais à Montréal... Et ces familles n'en pouvant plus d'essuyer des pertes, il faut autre chose...

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Autre chose, ç'aurait pu être de vendre. On sait tous ce que ça veut dire : une réorganisation massive, des pertes d'emplois immédiates, une perte probablement de la masse critique qui fait qu'une salle de rédaction est digne de ce nom.

Ce n'est pas ce que ce propriétaire a fait. D'abord, il assumera tous les régimes de retraite actuels, qui sont un boulet financier colossal. Il y a près de 600 employés, mais il y a des milliers de retraités qui sont touchés.

Ensuite, il injecte 50 millions immédiatement pour « lancer » la nouvelle structure. Après ? « Je donne à tout, je ne vois pas pourquoi je ne donnerais pas aussi à La Presse », a dit André Desmarais, qu'on a découvert capable de « one liners » en série. De l'humour en pareilles circonstances, ça non plus, on n'y avait pas pensé...

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Au final, l'avenir n'est pas garanti. Il ne l'est pour personne. Mais si André Desmarais a été applaudi par le parterre hier, c'est qu'il ne s'est pas contenté de se débarrasser d'un actif qui fonctionne à perte. Après cet engagement massif dans la réinvention du modèle, au lieu de tout bazarder, il a mis en place les conditions d'un espoir de survie. Une survie qui dépasse la « marque de commerce » ; plutôt le prolongement d'un travail d'information en profondeur, indispensable.

Le premier qui s'est avancé au micro a été mon collègue Charles Côté, président de notre syndicat. Il a remercié le propriétaire d'avoir préservé l'indépendance et la force de la salle de rédaction. Et il parlait au nom de tous les journalistes, je crois bien.