À l'heure de pointe, Gangnam a la réputation d'être une jungle humaine. Mais même dans la station la plus achalandée de ce réseau de métro immense, c'est une jungle très civilisée qui y circule et je trouve la sortie numéro 12 sans difficulté.

Simon Bureau, qui vit ici depuis 20 ans, m'y attend entre des boutiques de soutiens-gorge et de vêtements signés. Gangnam, qui veut dire littéralement « au sud de la rivière », est l'arrondissement chic des nouveaux riches que Psy a tournés en dérision dans le trop célèbre Gangnam Style.

Il y a ici des édifices en forme de S et le fameux « Samsung D'light », où la multinationale vous invite dans sa vision du futur. Un ordinateur prétend lire mes émotions (« Calme » ? Euh, pas sûr...) ; on me montre la maison connectée du futur d'où partira en voiture autonome une femme qui vient à ma rencontre sans avoir besoin de fermer les lumières derrière elle, n'est-ce pas merveilleux, ça ? On m'a aussi fait expérimenter la réalité virtuelle « 4D ». J'enfile un casque sans me douter de rien, et hop, je fais sans le savoir ni le vouloir un tour de montagnes russes où j'ai échangé mon décalage horaire pour un mal de coeur sibérien.

Il y a derrière les grands boulevards de Gangnam des petites rues où les bars et les restos s'empilent et où on s'attable.

De quoi on parle en ville, Simon ?

La grande affaire ces jours-ci n'est pas le début des Jeux olympiques, mais la remise en liberté de l'héritier de Samsung, Lee Jae-yong, après « seulement » un an de détention pour corruption. La cour a annulé la peine de cinq ans prononcée au mois d'août, estimant qu'il avait été « forcé » de verser des pots-de-vin à l'ancienne présidente.

« Une vraie farce. Les juges trouvent toujours le moyen d'être cléments avec Samsung », me dit Simon Bureau. Celui-ci a été marié à une Coréenne, s'est séparé, mais n'a jamais voulu quitter cette ville de 10 millions d'habitants où il s'est fait une niche de consultant, a trouvé un sens à sa vie et une incroyable énergie humaine renouvelable tout autour.

« Des gens ici ont peur que si Samsung s'écroule, le pays s'écroule, mais pourquoi ? Depuis que le fils est en prison, l'entreprise va mieux et ses actions ont grimpé ! »

- Simon Bureau

Après le grand-père et le père, toujours président du groupe, le jeune héritier poursuit une longue tradition de corruption de l'empire Samsung. Le conglomérat représente à lui seul 20 % de la production économique de la Corée, qu'on appelle un peu moins pays du Matin calme et un peu plus République de Samsung.

***

À une station de métro d'ici se tient justement l'étrange procès de l'ex-présidente Park Geun-hye. Destituée par le Parlement en 2016, forcée de quitter le pouvoir en avril 2017, elle est détenue depuis et subit un interminable procès... auquel elle refuse d'assister. Ses sept avocats ont tous démissionné l'automne dernier, quand le juge a reconduit pour six mois sa détention préventive. On lui a affecté cinq nouveaux avocats, qu'elle refuse de rencontrer, et elle demeure dans sa cellule, tandis que le procès se poursuit.

« C'était une incompétente, mais elle a été élue par nostalgie et beaucoup par la vieille génération », me dit Pierre Joo, un consultant franco-coréen.

Park est en effet la fille de l'ancien dictateur militaire Park Chung-hee. Installé au pouvoir en 1961, le soldat devenu « président à vie » a échappé à plusieurs complots et tentatives de meurtre, dont un au cours duquel sa femme a été tuée, avant d'être lui-même assassiné par un responsable des services de renseignement en 1979. Mais oublions ces détails : Park est surtout resté dans les mémoires comme le père de l'essor économique fulgurant de ce pays de 51 millions d'habitants. À coups de plans quinquennaux, l'État coréen a ciblé des secteurs économiques et en a fait bénéficier quelques familles, à la tête des fameux chaebol - les Hyundai, Daewoo, LG et bien sûr, au sommet, Samsung.

Les premières élections ont eu lieu en 1987 et le premier président civil n'a été élu qu'en 1993.

Mais peu importent les régimes, les chaebol demeurent, le système de ristournes aussi.

La fille Park a cependant poussé le bouchon un peu loin. Elle est accusée d'avoir touché près de 50 millions de Samsung seulement. Les procureurs ont ajouté récemment à ces accusations : ses adjoints recevaient des valises de cash dans des stationnements ou des sous-sols des mains des gens des services secrets, argent puisé à même les « fonds spéciaux » pour lesquels la CIA coréenne n'a pas de comptes à rendre.

Une corruption en forme de rétribution, au fond, puisque c'est son père qui a permis de créer Samsung et que c'est un agent du renseignement qui a assassiné son père...

***

Et comment vit-on, à quelques dizaines de kilomètres seulement de la frontière nord-coréenne, avec toutes ces armes conventionnelles pointées sur la capitale et des essais de missiles et d'armes nucléaires ?

« Les gens ici sont moins inquiets que ceux qui ont les yeux braqués sur CNN, me dit Pierre Joo, un Coréen qui a grandi en France avant de s'installer ici en 2011. Il y a des regains de tension périodiques, comme quand la Corée du Nord a bombardé une île, fait couler une frégate. Mais la tension est tellement présente que les gens ont apprivoisé le risque. C'est comme vivre au Japon avec le risque de tremblement de terre ou de tsunami. Ça peut arriver, mais en attendant, il faut vivre, c'est business as usual. »

« Quand j'ai fait une visite en 1986, il y avait des exercices mensuels chaque 15e jour du mois, raconte Simon Bureau. Des sirènes retentissaient dans chaque tour de bureaux, et je descendais du 16e étage à pied jusque dans le parking souterrain. On simulait une attaque nord-coréenne. Le trafic s'arrêtait dans les rues. Avec les années, les gens ont pris ça de moins en moins au sérieux et il n'y en a plus. Si ça arrive un jour, j'irai au quatrième sous-sol, qu'est-ce que tu veux que je te dise ? J'aime mieux ne pas y penser... »

Pierre Joo ne considère pas du tout Kim Jong-un comme « irrationnel ».

Un journaliste de Vanity Fair a décrit l'an dernier comment les services secrets nord-coréens avaient liquidé le demi-frère aîné de Kim, Kim Jong-nam, empoisonné en plein aéroport à Kuala Lumpur. Deux pauvres filles trouvées dans des bordels avaient été recrutées sous prétexte de participer à une émission de téléréalité. L'une d'elles raconte qu'on la payait 100 $ en prétendant la filmer pour la télé quand elle allait enduire la bouche d'inconnus d'huile piquante, pour faire une farce télévisée. Elle avait ensuite présenté ses excuses. C'était un entraînement pour le jour J...

Ce jour-là, on a désigné sa victime, Kim Jong-nam, et comme les autres fois, elle lui a enduit la bouche d'une substance huileuse. Une autre fille est passée après elle pour faire la même chose. L'homme est mort quelques minutes plus tard : on lui avait mis un agent innervant, le VX, arme chimique redoutable. Comment se fait-il que les filles n'aient pas été empoisonnées ? Parce que, apparemment, on avait séparé le poison en deux parties qui, seulement une fois réunies, formaient sur la victime du VX. Les deux femmes sont emprisonnées pour meurtre et les agents nord-coréens ont fui.

« C'est horrible, c'est cruel, mais ce n'est pas irrationnel, dit Pierre Joo. Il a fait éliminer un rival qui pouvait le renverser. La logique est assez évidente. »

Pas si rassurant, mais assez classique, finalement, quand on regarde l'histoire de la tyrannie...

PHoto Seong Joon-cho, archives Bloomberg

À l'heure de pointe, l'arrondissement chic de Gangnam a la réputation d'être une jungle humaine, écrit notre chroniqueur.

Photo Kim Hong-Ji, archives Reuters

Il y a ici des édifices en forme de S et le fameux « Samsung D'light », où la multinationale vous invite dans sa vision du futur, écrit notre chroniqueur.