Bien des juges « fonctionnellement bilingues » de notre Cour suprême pourraient recevoir des leçons de français de Stephen Breyer, qui siège depuis 23 ans à la Cour suprême des États-Unis.

Mercredi dernier, invité par le Conseil des relations internationales de Montréal, il a séduit l'audience, conquise d'avance par cet ancien prof de Harvard, procureur adjoint dans l'affaire du Watergate et auteur brillant nommé par Bill Clinton en 1994.

L'homme, voyez-vous, a lu tout Proust dans ses heures de loisir quand il était avocat d'une firme américaine à Paris.

Il n'y a aucun pays où les juges ont autant de pouvoir qu'aux États-Unis, aucun autre pays où une nomination à la magistrature peut faire l'objet de débats politiques aussi furieux.

Mais quand on demande à Stephen Breyer si la Cour suprême est devenue un lieu de débats politiques de plus en plus acrimonieux et partisans, il se rebiffe.

D'abord, dit celui qui a travaillé pour le sénateur démocrate Edward Kennedy, un politicien peut bien dire qu'il va nommer un juge pour changer telle ou telle décision, une fois nommé, « le juge, lui, pense qu'il est juge, il pense qu'il décide selon ce que la loi exige ». Aucun juge ne s'identifie à un « parti », une fois nommé. Mais bien entendu, ils ont leurs idées. « À 50 ans, un avocat s'est fait une idée sur la plupart des sujets. Et dans un pays de 320 millions de personnes, il est normal que les façons de voir soient variées, ou comme disait ma mère : il n'y a aucune idée assez bizarre pour que, quelque part, un Américain ne l'entretienne pas. Sauf que si un juge est en train de décider pour des raisons idéologiques, il sait qu'il a tort. »

À l'autre bout du spectre idéologique, pendant une vingtaine d'années, il y avait le conservateur Antonin Scalia - mort en 2016. Pour Scalia, il fallait interpréter la Constitution telle qu'elle avait été écrite à l'origine - d'où le terme « originaliste ». Il y avait pour lui une usurpation démocratique à ce qu'un juge prétende faire évoluer les termes du XVIIIsiècle. Si l'on veut actualiser la Constitution, il faut que les élus le fassent, pas les juges, et qu'ils écrivent eux-mêmes que l'avortement est permis, etc.

Pour Breyer, au contraire, il faut actualiser le sens originel, trouver les intentions des dispositions et mesurer les conséquences des décisions. S'en remettre littéralement à un texte écrit avant l'invention de l'automobile, de la radio et de l'ordinateur est absurde. Leurs divergences dans des causes majeures sont légendaires et exprimées avec virulence.

Pourtant, c'est avec affection qu'il parle de « Nino, un ami qui me manque ».

« En plus de 20 ans, jamais je n'ai entendu quelqu'un hausser le ton à la cour. Ou parler avec colère. On ne dit rien contre les autres juges. On est professionnels. On dit ses opinions, on écoute les autres. Et on peut discuter si c'est productif.

« Les journalistes en font tout un plat, mais un an avant qu'il [Scalia] meure, j'ai compté le nombre d'affaires où sa voix aurait fait la différence en 20 ans. J'en ai trouvé quatre. Peut-être cinq. La moitié de nos jugements sont unanimes. C'est seulement 20 % de nos affaires qui se décident à cinq contre quatre, et pas toujours les mêmes.

« Cela dit, il est normal que les gens conservent une cohérence philosophique. Grandi à San Francisco dans les années 50. J'ai les parents que j'ai eus, les amis que j'ai eus. On développe une certaine idée de la vie. Il n'est pas possible de s'extraire de sa propre peau...

« Quand je suis arrivé à Washington, je me disais, quelle horreur, il y a des gens qui ne pensent pas comme moi. Mais après un certain temps, je me dis : très bien, dans un pays qui a des grandes différences, c'est ce document [il sort la Constitution de sa veste] qui tient un pays ensemble. Je l'espère...

« Les premiers trois ans à la Cour, on erre dans les couloirs... On se dit : comment je vais y arriver ? Et après trois, cinq, on se dit : c'est possible, on peut le faire... »

- Le juge Stephen Breyer

***

Dans un jugement sur les injections létales en 2015, Stephen Breyer notait en passant que 137 pays (sur 193 membres de l'ONU) ont aboli la peine de mort.

Cette remarque statistique somme toute banale, incontestable, soulevait néanmoins une question très controversée aux États-Unis. Dans quelle mesure doit-on référer au droit étranger ou aux expériences d'autres pays ? Il est de pratique courante au Canada de puiser dans des décisions étrangères pour trouver la solution à un enjeu complexe. C'est plus délicat aux États-Unis. Mais pour Stephen Breyer, le monde interdépendant dans lequel nous sommes oblige les juges à s'intéresser non seulement aux affaires internationales, mais aussi aux solutions trouvées par d'autres. Et de plus en plus.

Le défi d'un architecte est de traduire l'esprit du lieu tout en tenant compte des courants internationaux. Il faut intégrer des éléments purement locaux avec de l'acier et du verre qui feront de la construction un ouvrage contemporain pertinent - le juge Breyer est passionné d'architecture et siège à des jurys...

Il en va de même des jugements. Pour résoudre les problèmes du droit local, il faut pouvoir observer de temps en temps ce qui se passe au-delà de la frontière.

***

Il a noté à quel point la Cour a évolué dans l'affirmation des droits en temps de conflit aux États-Unis. La vieille règle, exprimée par Cicéron, selon laquelle « quand les armes parlent, la loi se tait », n'a plus cours. Mais pendant la Guerre civile américaine, le secrétaire d'État William Seward a fait emprisonner des milliers de personnes dans les États du Nord, sur simple soupçon d'espionnage ou de propos séditieux. La légende veut qu'il ait fait venir l'ambassadeur du Royaume-Uni pour lui montrer une cloche sur son bureau : d'un simple tintement, il pouvait faire emprisonner n'importe qui à New York ou en Indiana. « La reine d'Angleterre a-t-elle autant de pouvoirs ? »

« Qu'a dit la Cour suprême ? Rien. Oh, en fait oui, elle a dit que ce n'était pas légal, mais la Guerre civile était terminée. C'est facile, alors. »

Pendant la Seconde Guerre mondiale, l'administration américaine a emprisonné dans des camps 70 000 Japonais américains (le Canada a fait de même). Quand un dénommé Korematsu est arrivé à la Cour suprême en 1944, tout le monde était certain qu'il allait gagner sa cause, dit le juge Breyer. Il l'a perdue à six juges contre trois. Des juges qui sont devenus célèbres par la suite pour leurs jugements contre la ségrégation (Black, Frankfurter) s'étaient rangés du côté du président Roosevelt.

Dans ses mémoires, le juge Black a écrit qu'en période de crise, « quelqu'un doit gérer ce pays. Ou bien c'est nous, ou bien c'est Roosevelt. Nous, on ne peut pas ».

Peu à peu, la Cour a limité les pouvoirs du président. Finalement, dans les nombreuses causes impliquant des prisonniers de Guantánamo (dont le chauffeur de Ben Laden), la Cour a dit que même en temps de guerre, « la Constitution des États-Unis ne donne pas au président carte blanche ; la question que ça pose est : quelle est la couleur de cette carte ? »

***

Pour certains politiciens et juristes, les juges américains ne peuvent pas puiser dans le droit étranger dans des questions délicates. « Je me suis entendu avec le juge Scalia dans un dossier commercial sur la nécessité de lire le mémoire de l'Union européenne. Mais en matière de peine de mort ou d'avortement, certains disent : c'est une Constitution américaine, on ne doit pas faire intervenir l'influence étrangère ! Moi, je dis : pourquoi pas ? Plusieurs autres pays ont les mêmes problèmes de sécurité et de protections de libertés, une Constitution semblable, pourquoi ne pas lire leurs décisions ? On pourrait apprendre quelque chose. Scalia me disait : d'accord, va les lire, mais n'y réfère pas dans ton opinion !

« Dans les cas appropriés, de voir ce qui se passe ailleurs est la meilleure manière de préserver notre démocratie américaine et les droits de l'homme. »

Sa réponse aux originalistes se trouve dans un livre écrit en 2005, Active Liberty, qui est un plaidoyer pour une interprétation dynamique du vieux parchemin, mais aussi de l'engagement dans la vie civique.

« Je dis aux jeunes que je rencontre : que vous vouliez faire de la politique ou être au le comité de la bibliothèque, ce n'est pas important, il faut participer à la vie publique, sinon cette Constitution n'a aucun sens. »

Le francophile n'a pas raté l'occasion de terminer en citant la conclusion de La peste de Camus, sur la permanence des dangers qui guettent les libertés : « le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais »...

Photo Chris Greenberg, Archives Associated Press

L'ancien juge de la Cour suprême Antonin Scalia