Quand est venu le moment d'infliger une peine à Gilbert Rozon, en 1998, le juge Denis Robert a tranché la poire en deux.

Certes, l'agression sexuelle qu'il avait commise entrait dans la catégorie des moins graves. À la fin d'un party dans une auberge, le producteur avait emmené une jeune femme dans sa chambre et lui avait pris les seins avant qu'elle ne le repousse. La poursuite avait choisi de procéder par voie «sommaire», plutôt que par voie «criminelle». Le juge trouvait qu'un sursis de peine d'un an, comme le suggérait le ministère public, était trop sévère. Rozon avait plaidé coupable rapidement, évité à la victime de témoigner, n'avait aucun antécédent et occupait un emploi à temps plein...

En même temps, une absolution inconditionnelle, comme le demandait la défense, aurait envoyé un mauvais message de banalisation. C'est vrai, Gilbert Rozon a été amplement «puni» par une couverture médiatique tapageuse qui a commencé avant même le dépôt d'accusations. Mais ce n'est pas une circonstance atténuante pour l'accusé, avait dit ce juge. C'est la conséquence inévitable de la notoriété : on tombe de plus haut, ça fait plus de bruit. S'il fallait réduire la peine des gens connus pour cela, ils bénéficieraient systématiquement d'un adoucissement.

Le juge a donc imposé une amende de 1100 $ à Rozon (plus un don de 2000 $ à un refuge pour femmes).

Rozon n'était pas content. Il en a appelé. Il a eu gain de cause. Le juge Pierre Béliveau a accepté l'absolution conditionnelle. Elle n'efface pas le crime, mais elle efface les conséquences judiciaires. Notamment, l'interdiction de voyager aux États-Unis.

Avec 19 ans de recul, ce jugement d'absolution frappe en particulier par deux aspects. D'abord, la théorie de l'«acte isolé» a été acceptée par tous.

Ensuite, pour le juge, l'humiliation publique de Rozon était telle qu'elle suffisait pour envoyer un fort message de dissuasion à lui comme à tout le monde.

La suite nous prouva que non...

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Au moment de l'événement, sa réputation était peut-être connue dans le milieu, mais aucune autre plainte n'avait été déposée à la police contre Gilbert Rozon.

La défense avait donc tout l'espace narratif voulu pour convaincre le juge que «n'eût été la consommation excessive d'alcool ce soir-là», les choses n'en seraient pas arrivées là. En fait, au dire de la défense, ses facultés étaient si affaiblies par l'alcool qu'il était moins en mesure de «percevoir l'absence de consentement» de la victime.

Le résumé des faits indique pourtant que dès le début de la soirée, Rozon tente de séduire cette jeune femme qui travaillait comme croupière. Il lui demande ce qu'elle veut faire dans la vie - qui sait, peut-être pourrait-il l'aider? Ils échangent des numéros de téléphone... Et c'est à la fin de la soirée qu'ils se retrouvent dans une chambre.

À la lumière des diverses dénonciations récentes, on «lit» cette soirée autrement. On ne voit pas le faux pas d'un homme éméché. On voit une mécanique de séduction agressive avec utilisation de son pouvoir à la clé.

Difficile maintenant de croire que ces gestes étaient «non prémédités et ponctuels», et donc peu susceptibles de se reproduire, comme avait conclu le juge.

Mais encore là, à la surface des choses ce jour-là, Gilbert Rozon se présente comme un homme d'affaires à succès au passé judiciaire sans tache, qui n'a jamais fait ça, qui a appris sa leçon et qui se repent sincèrement.

Que serait-il arrivé si cette jeune femme à peine majeure n'avait pas été la seule à parler, cette année-là?

Cette histoire plausible du «moment d'égarement» n'aurait pas passé la rampe. Certains des faits rapportés hier dans Le Devoir et à l'émission de Paul Arcand au 98,5 sont autrement graves et concernent essentiellement des événements antérieurs à cette affaire «mineure». En effet, chaque acte était bien isolé des autres...

Je ne dis pas ça pour blâmer les autres de ne pas l'avoir dénoncé à l'époque, évidemment. Simplement, dans ce genre d'affaires, la force du nombre est cruciale.

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Le juge Béliveau avait été particulièrement choqué de voir la police conduire Rozon au palais de justice avec des menottes et le faire parader devant les caméras. Il y avait manifestement un excès de zèle. Pour ce genre d'infraction traitée par «voie sommaire», les gens sont libérés sur-le-champ sous promesse de comparaître.

Il avait aussi été scandalisé par l'ampleur de la couverture médiatique. Tout ceci laissera à Rozon un «stigmate indélébile» et une «humiliation» par rapport à sa famille et à la société, pour un crime «relativement mineur» dans l'échelle des agressions.

En d'autres mots, la peine était déjà infligée par les médias, inutile d'en rajouter.

Au fait, écrivait-il, «quiconque a pris connaissance de la juste couverture médiatique [...] y pensera deux fois plutôt qu'une avant de s'engager dans une conduite analogue».

C'est ce qu'on appelle la théorie de la «dissuasion générale», un mythe cher au système judiciaire. Selon cette théorie, la crainte de subir la même punition (judiciaire ou médiatique) freinerait les élans criminels des autres délinquants.

Comme les autres cas nous l'ont démontré, de Salvail à Marcel Aubut, la crainte d'une humiliation publique pour inconduite sexuelle ne suffit pas à la réprimer.

Pourquoi ça ne suffit pas? Parce que dans les vols à l'étalage comme dans les braquages de banque, le harcèlement et les agressions en série, ce qui «dissuade» le délinquant potentiel, c'est surtout la peur de se faire prendre.

Or, quand celui qui a le pouvoir en abuse, c'est la victime qui a peur, pas l'abuseur. Elle se tait. Je ne la blâme pas, je le répète. Mais ce silence envoie un message à l'abuseur : ça peut continuer sans danger. Tout ira bien. Quelques semaines de couverture médiatique concernant un autre, un imprudent, un jugement de cour, tout ça est vite oublié et la vie continue.

Mais trois, cinq, dix personnes qui prennent la parole, ça change l'équilibre des forces.

Il y a dans tous les cas dénoncés depuis quelques jours aux États-Unis comme ici des actes qui relèvent de la grossièreté, d'autres de l'exhibitionnisme, des cas de harcèlement, des cas d'agression sexuelle à divers degrés. Certains qui relèvent du droit du travail, d'autres carrément du Code criminel, d'autres qui ne regardent pas la loi. On ne connaît pas tous les faits dans chaque cas particulier, ni les autres versions.

En attendant de démêler chaque affaire ou de la juger, on voit tout de même ceci assez clairement : d'un côté, des systèmes bien implantés et «normalisés» d'abus de pouvoir personnel - fondés sur la peur; de l'autre, la force d'une prise de parole collective pour briser ce silence et les démanteler. 

Briser l'isolement.